(pour la science a écrit :Perversités bancaires
La frilosité des investisseurs est favorisée par de faibles taux d'intérêt qui seraient, en principe, favorables aux industries.
Ivar EKELAND
Quand j'étais jeune étudiant et que je cherchais ma voie, j'avais lu la Théorie générale de Keynes, et j'en avais conclu qu'il valait mieux que je continue à faire des mathématiques. Quarante-cinq ans après, je la relis, et je comprends les raisons de mon incompréhension. Dès la première phrase de l'ouvrage, Keynes dit : « Ce livre s'adresse d'abord à mes collègues économistes », et c'est strictement vrai. On ne peut pas comprendre de quoi il parle si l'on ne maîtrise pas les concepts de l'économie classique.
Un jeune mathématicien de 20 ans ne pouvait guère savoir tout cela, mais même le vieil économiste que je suis devenu apprend beaucoup de choses en lisant Keynes. J'ai l'impression d'avoir enfin compris ce qu'est la monnaie. Dans la théorie classique, c'est un moyen de paiement. Elle est, soit absente (on désigne un des biens comme numéraire, et on exprime tous les prix en unités de ce bien), soit introduite de façon artificielle. Ce sont les modèles dits « cash-in-advance » : on ne peut pas acheter à crédit, il faut mettre l'argent sur la table.
Pour Keynes, la monnaie, c'est avant tout la liquidité, c'est-à-dire un moyen pour son détenteur de se retirer momentanément du jeu économique, tout en gardant la faculté de le réintégrer à tout moment. C'est bien ce qui se passe en ce moment. Les investisseurs, ne sachant si la récession est derrière nous, ou si au contraire elle va s'accentuer, gardent une partie de leurs actifs par-devers eux sous forme de cash, ou d'argent placé au jour le jour, pour pouvoir réagir rapidement quand l'ambiguïté sera levée.
En économie classique, garder son argent sous son matelas n'a guère de sens : quelle que soit mon aversion au risque, le marché me fournira toujours un placement suffisamment sûr, ou suffisamment alléchant pour que j'accepte de diminuer mon compte-courant. Et si j'ai besoin de mon argent entre-temps, il me suffira de revendre mon placement à un tiers. Mais, dans la réalité, ce n'est pas ainsi que les choses fonctionnent. Dans des temps incertains, comme ceux que nous vivons, particuliers et banques veulent disposer de leur argent à tout moment, de sorte que les entreprises qui voudraient investir dans des projets industriels ou commerciaux ne trouvent plus à se financer. Pour y remédier, les gouvernements peuvent intervenir de deux façons. Ils peuvent financer eux-mêmes la production, par exemple en se lançant dans un programme de travaux publics. Mais ils peuvent aussi fournir de la liquidité aux banques, en leur permettant d'emprunter à la banque centrale à des taux avantageux, dans l'espoir que les banques prêteront aux entreprises cet argent, qui n'est ni le leur ni celui de leurs clients.
Bien entendu, les néolibéraux, hostiles à toute intervention de l'État, préfèrent, et de loin, la seconde solution. Rien de neuf à cela : déjà du temps de Keynes, c'était la position de von Hayek. Mais Keynes fit observer que, quand les taux sont déjà très bas, comme en ce moment, cela ne fait qu'aggraver le problème.
En effet, si les banques peuvent se procurer de l'argent à 1 % auprès de la banque centrale, un particulier ne trouvera guère de rendement plus élevé. Le gain est dérisoire, et de surplus extrêmement sensible aux variations du taux d'intérêt. Supposons que je place mon argent à 1 % : j'achète une obligation qui me rapporte 10 000 euros si je la vends dans un an. Je la paie 9 900 euros, soit une rémunération de 100 euros. Mais si le taux augmente de 1 % et passe à 2 %, ce qui n'est pas grand-chose, le lendemain, la même obligation vaudra 9 800 euros, et la rémunération 200 euros. Examinant ces perspectives, je serais bien sot de me séparer de mon argent maintenant : mieux vaut attendre que les taux remontent.
Et, pour vérifier tout cela, une expérience grandeur nature. L'Union européenne a pris la deuxième voie, et les banques ont emprunté à la BCE pour plusieurs centaines de milliards. Où est cet argent maintenant ? Dans les entreprises, qui en ont besoin pour investir ? Vous n'y êtes pas. Chez les particuliers, pour relancer la consommation ? Encore moins. Il est retourné à la BCE, où il est placé au jour le jour : au plus fort de la crise, les dépôts bancaires à la BCE atteignaient 550 milliards. En d'autres termes, le plan de relance s'est traduit par un simple jeu d'écritures au sein de la BCE. Tout le monde est content, les banquiers parce que la BCE paye plus l'argent qu'ils lui rendent que l'argent qu'ils lui prennent, les gouvernements parce que les banquiers sont contents, et les citoyens parce qu'ils sont fiers de l'action énergique de leurs gouvernements. Au vu de ce déplorable état des choses, vous verrez que l'on dira encore que c'est la faute aux matheux !