Trotsky sur art et littérature

Marxisme et mouvement ouvrier.

Message par com_71 » 17 Mai 2008, 13:41

Trotsky n'a jamais exprimé de regrets quand le souffle révolutionnaire, ou simplement une grande qualité de vision de la société, est passé dans une oeuvre artistique.

Il n'a pas non plus hésité à fustiger les faiblesses d'écrivains par rapport aux relents du passé. On peut citer sa critique de Céline :

(Trotsky à propos de "Voyage au bout de la nuit" a écrit :Plus une tradition culturelle nationale est riche et complexe, plus brutale sera la rupture. La force de Céline réside dans le fait qu'avec une tension extrême il rejette tous les canons, transgresse toutes les conventions et, non content de déshabiller la vie, il lui arrache la peau. D'où l'accusation de diffamation. Mais il se fait, précisément, que, tout en niant violemment la tradition nationale, Céline est profondément national. Comme les antimilitaristes d'avant-guerre, qui étaient le plus souvent des patriotes désespérés, Céline, français jusqu'à la moelle des os, recule devant les masques officiels de la IIIème république. Le " célinisme " est un antipoincarisme moral et artistique. En cela résident sa force, mais également ses limites.

[...]

Dans la musique du livre, il y a de significatives dissonances. En rejetant non seulement le réel mais aussi ce qui pourrait s'y substituer, l'artiste soutient l'ordre existant. Dans cette mesure, qu'il le veuille ou non, Céline est l'allié de Poincaré. Mais dévoilant le mensonge, il suggère la nécessité d'un avenir plus harmonieux. Même s'il estime, lui, Céline, qu'il ne sortira rien de bon de l'homme, l'intensité de son pessimisme comporte en soi son antidote.

Céline, tel qu'il est, procède de la réalité française et du roman français. Il n'a pas à en rougir. Le génie français a trouvé dans le roman une expression inégalée. Parlant de Rabelais, lui aussi médecin, une magnifique dynastie de maîtres de la prose épique s'est ramifiée durant quatre siècles, depuis le rire énorme de la joie de vivre jusqu'au désespoir et à la désolation, depuis l'aube éclatante jusqu'au bout de la nuit. Céline n'écrira plus d'autre livre où éclatent une telle aversion du mensonge et une telle méfiance de la vérité. Cette dissonance doit se résoudre. Ou l'artiste s'accommodera des ténèbres, ou il verra l'aurore.


Mais qui a dit que Trotsky pensait que l'artiste devait s'interdire de vouloir être un combattant ?

Trotsky, contre Staline et les staliniens, a défendu l'idée que le parti et les institutions, même révolutionnaires, devaient bien se garder d'agir par "oukases" en ce domaine, n'avaient pas à fixer de directives contraignantes. Et devait faire respecter une attitude résumée par la formule "toute licence en art".

Cela n'a jamais empêché quiconque d'avoir des goûts, des préférences, éventuellent justifiées par des prises de positions politiques ou sociales, et de le faire savoir.
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Message par Matrok » 17 Mai 2008, 14:03

Pour faire court (les érudits me reprendront) : les écrits de Trotsky sur la littérature présentent une évolution. Dans son essai "Littérature et Révolution" (1924), il écrit dans la préface :
a écrit :Il est fondamentalement faux d'opposer la culture bourgeoise et l'art bourgeois à la culture prolétarienne à l'art prolétarien. Ces derniers n'existeront en fait jamais, parce que le régime prolétarien est temporaire et transitoire. La signification historique et la grandeur morale de la révolution prolétarienne résident dans le fait que celle-ci pose les fondations d'une culture qui ne sera pas une culture de classe mais la première culture vraiment humaine.

Il défend ensuite cette thèse en faisant une description de l'état de la littérature en Russie.

Mais ça ne l'a pas empêché plus tard de s'enthousiasmer pour les bouquins de Silone (1933) et de Malaquais (1939), et pour les fresques de Diego Rivera (un texte que je ne retrouve pas et dont j'ignore la date mais que je me souviens avoir lu). Faut-il en conclure qu'il avait changé d'avis sur l'art prolétarien ? D'autres que moi répondront... Pour autant, il ne confond pas ça avec les horreurs de l'art officiel d'URSS ! Juste pour le plaisir, je reproduis en intégralité un texte court de 1938 :

a écrit :10 juin 1938
La bureaucratie totalitaire et l’art

La révolution d'Octobre avait donné une magnifique impulsion à l'art dans tous les domaines. Au contraire, la réaction bureaucratique a étranglé la production artistique de sa main totalitaire ! Rien d'étonnant ! L'art courtisan de la monarchie absolue lui-même était basé sur l'idéalisation et non sur la falsification.

Cependant, l'art officiel de l'Union soviétique ‑ et il n'y a pas là‑bas d'autre art ‑ est basé sur une grossière falsification, dans le sens le plus direct et le plus immédiat du terme. Le but de la falsification est de magnifier « le chef », de fabriquer artificiellement un mythe du héros.

Très récemment, le 27 avril de cette année, le journal officieux Izvestija a publié le cliché d'un nouveau tableau représentant Staline comme l'organisateur de la grève de Tiflis en mars 1902. Mais, comme le montrent des documents publiés depuis longtemps, Staline se trouvait alors en prison, et, au surplus, pas à Tiflis, mais à Batoum. Cette fois‑ci, le mensonge sautait aux yeux. Les Izvestija durent s'excuser, le lendemain, de leur déplorable erreur. Ce qu'il advint du tableau, payé par les fonds de l'Etat, personne ne le sait. Des dizaines, des centaines, des milliers de livres, de films, de peintures, de sculptures animent et magnifient des épisodes « historiques » comme le précèdent, qui n'eurent jamais lieu. Ainsi, dans plusieurs tableaux se référant à la Révolution d'Octobre, on n'oublie jamais de représenter, avec Staline à la tête, un « centre révolutionnaire » qui n'a jamais existé. Alexis Tolstoi, en qui le courtisan a étranglé l'artiste, a écrit un roman où il glorifie les succès militaires de Staline et de Vorochilov à Tsaritsyne. En réalité, et comme en témoignent les documents, l'armée de Tsaritsyne, ‑ une des deux douzaines d'armées de la Révolution ‑ a joué le rôle le plus lamentable. Il est impossible de contempler sans une répulsion physique mêlée d'horreur, la reproduction de tableaux et sculptures soviétiques dans lesquels des fonctionnaires armés d'un pinceau, sous la vigilance de fonctionnaires armés de mausers, glorifient les chefs « grands » et « géniaux », privés en réalité de la moindre étincelle de génie et de grandeur. L'art de l'époque stalinienne entrera dans l'histoire comme l'expression la plus patente du profond déclin de la révolution prolétarienne.

Cependant, le phénomène ne se limite pas aux frontières de l'U.R.S.S. A la recherche d'une nouvelle orientation, l'« intelligentsia » presque révolutionnaire de l'Occident, sous l'apparence d'une tardive reconnaissance de la révolution d'Octobre, est tombée à genoux devant la bureaucratie soviétique. Bien entendu, les artistes qui ont du caractère et du talent sont restés éloignés. A plus forte raison ont surgi au premier plan les ratés, les arrivistes et les sans talent de toute espèce. Malgré sa grande amplitude, tout ce mouvement militarisé n'a engendré, à cette heure, aucune production capable de survivre à son auteur ou à ses inspirateurs du Kremlin.

Pourtant, la captivité de Babylone de l'art révolutionnaire ne peut durer et ne durera pas éternellement. L'écroulement ignominieux de la politique lâche et réactionnaire des « fronts populaires » en Espagne et en France, d'une part, les faux judiciaires de Moscou de l'autre, marquent l'avènement d'un grand changement de direction, non seulement dans le domaine de la politique, mais aussi dans celui de l'idéologie révolutionnaire. Seule une nouvelle montée du mouvement émancipateur de l'humanité est capable d'enrichir l'art avec de nouvelles possibilités. Le parti révolutionnaire ne peut assurément pas se fixer la tâche de « diriger » l'art. Semblable prétention ne peut venir qu'à L'esprit de gens enivrés de l'omnipotence de la bureaucratie de Moscou. L'art, comme la science, non seulement ne demandent pas d'ordres, mais, de par leur essence même, ne les tolèrent pas. La création artistique a ses lois, y compris lorsqu'elle sert consciemment un mouvement social. L'art révolutionnaire, de même que toute activité véritablement créatrice, est incompatible avec le mensonge, la fausseté et l'esprit d'adaptation. Les poètes, les peintres, les sculpteurs, les musiciens, trouveront par eux-mêmes leurs voies et leurs méthodes, si le mouvement émancipateur des classes et des peuples opprimés dissipent les nuages du scepticisme et du pessimisme qui obscurcissent actuellement l'horizon de l'humanité. La première condition d'une telle renaissance et d'une telle ascension est le renversement de la tutelle asphyxiante de la bureaucratie du Kremlin.


Il faut également lire, relire et faire lire de toute urgence le Manifeste pour un art révolutionnaire et indépendant, signé André Breton et Diego Rivera mais en réalité de Breton et Trotsky.
Matrok
 
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Message par Matrok » 17 Mai 2008, 14:14

(El convidado de piedra @ samedi 17 mai 2008 à 13:34 a écrit : ...je fait remarquer aux pourfendeurs du "stalinisme" en art qu'il a osé parler "d'art révolutionnaire"...
Ouah, le scoop ! :-P
Matrok
 
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