
un texte de quelques pages concernant Matérialisme et empiriocriticisme :
Eléments de critique matérialiste et dialectique de Matérialisme et empiriocriticisme
Commençons par le chapitre qui concerne une question qui est pour Lénine au cœur du matérialisme et qu’il appelle : « l’homme pense-t-il avec le cerveau ? ».
P 91 (du tome 14 de la quatrième édition française des œuvres complètes) : « L’élimination du « dualisme de l’esprit et du corps » par le matérialisme (c'est-à-dire par le monisme matérialiste) consiste en ce que l’esprit n’ayant pas d’existence indépendante du corps, est un facteur secondaire, une fonction du cerveau, l’image du monde extérieur ».
On peut remarquer tout d’abord que si le monde est extérieur et l’esprit son image (à l’ « intérieur » ?), il peut sembler que le dualisme « chassé par la porte, revienne par la fenêtre » sous la forme d’une séparation entre le monde qui est extérieur et un intérieur qui est le cerveau dans lequel l’extérieur se reflète par l’image qui est l’esprit.
D’autre part dire que l’esprit n’est pas indépendant n’implique nullement qu’il soit secondaire. Corps et esprit sont indissolublement liés car l’homme est un être social. L’activité humaine s’inscrit dans une nature qui est historique aussi bien que dans une histoire de la nature, activité par laquelle l’homme transforme la nature, c’est cette « nature » de l’homme qui lie indissolublement le corps et l’esprit dans le processus de reproduction sociale de l’homme et de sa relation à la nature. La liaison du corps et de l’esprit ne se réalise pas dans le cerveau mais plutôt dans l’histoire par l’activité sociale des hommes, histoire de l’activité humaine qui ne peut être séparée de la nature que dans la représentation. Comprendre la liaison du corps et de l’esprit implique qu’on ne la saisisse pas seulement comme se réalisant dans le cerveau mais aussi/surtout dans l’histoire (cf Thèses sur Feuerbach de Marx).
Lénine martèle que la pensée est produit du cerveau, c’est indubitable mais c’est insuffisant. Le matérialisme avancée, dialectique, à plus à dire, saisissant le rapport pensée/corps, comme dialectique et social, comme produit de l’activité humaine.
Corps et esprit doivent être saisis dans leur rapport, rapport qui n’est pas seulement que l’un produit l’autre, le rapport n’a de sens qu’inscrit dans l’histoire, dans l’ensemble de l’activité humaine dont langage et pensée sont des productions, l’esprit participant aussi à la création des rapport humain par l’activité humaine, qui est téléologique (cf le passage du tome I du Capital ou Marx distingue le travail de l’abeille et celui de l’homme par le fait que l’activité humaine est téléologique, consciente).
Marx présente différemment sa conception matérialiste, par exemple dans l’Idéologie allemande, il montre la conscience comme étant « d’emblée un produit social » : « Mais il ne s’agit pas d’une conscience qui soit d’emblée conscience « pure ». Dès le début, une malédiction pèse sur « l’esprit », celle d’être « entaché » d’une matière qui se présente ici sous forme de couches d’air agitées, de sons, en un mot sous forme du langage. Le langage est aussi vieux que la conscience, le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d’autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi et, tout comme la conscience, le langage n’apparaît qu’avec le besoin, la nécessité du commerce avec d’autres hommes. La conscience est donc d’emblée un produit social et le demeure aussi longtemps qu’il existe des hommes. » (p 62, Editions Sociales).
Si la conscience est d’emblée un produit social il est alors réducteur de ne la présenter que comme un produit du cerveau.
Et : « Les présuppositions dont nous partons ne sont pas arbitraires, ce ne sont pas des dogmes ; ce sont des présuppositions réelles dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination. Ce sont les individus réels, leurs actions et leurs condition d’existence matérielles, celles qu’ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action. Ces présuppositions sont donc vérifiables par voie purement empirique. » (p 42).
La conscience est le produit du cerveau d’individus qu’il faut saisir dans leurs relations sociales, dans leur activité produisant langage et pensée.
La pensée ne peut être comprise dans la sphère du seul rapport entre le corps/cerveau et la pensée.
On n’a pas avec Marx un matérialisme du concept de matière avec un grand M, mais plutôt un matérialisme qui part de l’activité humaine, de ses conditions qui sont sociales et de la manière dont elle les transforme.
La suppression du dualisme provient ici plutôt d’une conception de la relation corps/esprit telle qu’elle se donne dans l’activité des hommes plutôt que d’un « monisme » philosophique (« l’unité du monde dans sa matérialité »). Le fait que l’esprit n’ait pas d’existence indépendante du corps ne prouve pas que cela soit un facteur secondaire mais seulement la relation indissoluble entre le corps et l’esprit humain. On peut par là penser que le dépassement du dualisme par un matérialisme dialectique serait plutôt, non pas un « monisme » (on peut rappeler que Plekhanov n’emploie ce terme dans sa « Conception moniste de l’histoire » que pour tromper la censure en évitant de dire « matérialiste ») matérialiste, mais une dialectique matérialiste de l’esprit et du corps saisie dans le développement de l’activité humaine, sociale, l’unité devant être pensée non pas comme celle d’un monisme mais plutôt comme celle d’une totalité dialectique (en l’occurrence du corps et de l’esprit ou plus précisément de l’ensemble des rapports sociaux et de leur développement historique).
Matérialisme et empiriocriticisme, P 111 : « La théorie matérialiste, la théorie du reflet des objets par la pensée, est exposée ici en toute clarté : les choses existent hors de nous. Nos perceptions et nos représentations en sont les images. Le contrôle de ces images, la distinction entre les images exactes et les images erronées, nous est fourni par la pratique. ».
Mais dans le cours de cette pratique il y a interaction entre « nous » et « les choses » et non pas seulement contrôle de l’un par l’autre. La vie humaine fait partie de la nature et la pensée si elle doit être en quelque sorte la forme la plus élevée d’une matière en mouvement, cette « matière » ne peut qu’être le social, c'est-à-dire l’activité des hommes (ou plutôt la pensée se forme dans le cours de cette activité, l’un est l’autre ne pouvant être séparé).
P 132 : « La matière est une catégorie philosophique servant à désigner la réalité objective donnée à l’homme dans ses sensations qui la copient, la photographient, la reflètent, et qui existe indépendamment des sensations. ».
Dans Matérialisme et empiriocriticisme la matière désigne parfois, comme ici, une catégorie philosophique, mais parfois aussi ce à quoi cette catégorie renvoie, cette réalité objective dont nous percevons le reflet. Manque de précision dans l’usage des termes.
Revenons à notre extrait de Matérialisme et empiriocriticisme. On a là un matérialisme « de la réalité objective », réalité objective dont la matière est le concept et dont la pratique est le critère de la connaissance, matérialisme qui semble s’inspirer de la pratique des sciences de la nature, un tel matérialisme est pour Lénine une conception du monde englobant tous les domaines de la connaissance, or le « concept de la réalité objective » pour ce qui est de la réalité sociale ne peut être la « matière » telle qu’elle est comprise dans les sciences naturelles, mais serait plutôt la pratique humaine.
La pratique humaine est dialectique « du corps et de l’esprit », la pensée et la parole sont sociales, c’est de ce matérialisme là dont il est question chez Marx.
Lénine écrit d’ailleurs, P 343 : « …il est naturel que Marx et Engels se soient attachés surtout à parachever la philosophie matérialiste, c'est-à-dire la conception matérialiste de l’histoire, et non la gnoséologie matérialiste. Par suite, dans leurs œuvres traitant du matérialisme dialectique, ils insistèrent bien plus sur le coté dialectique que sur le coté matérialiste ; traitant du matérialisme historique, ils insistèrent bien plus sur le coté historique que sur le coté matérialiste ». Oui et pour cause…
Il faudrait d’ailleurs plutôt dire que chez Marx il n’y a pas de « philosophie matérialiste » mais plutôt une conception matérialiste de l’histoire qui est dans une certaine mesure une critique matérialiste de la philosophie.
Lénine présente le matérialisme comme indissociable de la pratique comme critère de la théorie de la connaissance.
P 146 : « Le point de vue de la vie, de la pratique, doit être le point de vue premier, fondamental de la théorie de la connaissance. ».
Lénine avance une telle idée mais sans montrer suffisamment ce en quoi un tel matérialisme se distinguerait, comme l’indique Marx (cf.Thèses sur Feuerbach), par la manière dont il conçoit la pratique de façon fondamentalement différente des autres matérialistes.
On ne peut séparer la connaissance de l’activité sociale des hommes. La connaissance relève de la transformation de la nature par l’homme (y compris de sa nature propre), elle relève du caractère créateur de l’activité sociale.
C’est par ce point de vue de la pratique propre à Marx que son matérialisme est pleinement dialectique, critique et révolutionnaire. Une telle conception ne se veut pas une « théorie » élaboré hors du mouvement historique d’émancipation mais se veut une expression théorique de celui-ci. C’est dans la pratique que se vit et se développe la dialectique du corps et de l’esprit aussi bien que de la lutte des classes et de la « théorie de la connaissance ». Sans cela le matérialisme reste dualiste et donc abstrait, or, comme le dit ailleurs Lénine « la vérité est toujours concrète ».
P 160 : « Le matérialisme est la reconnaissance des lois objectives de la nature et du reflet approximativement exact de ces lois dans la tête de l’homme. ».
Les lois ne sont elle pas plutôt une approximation de l’objectivité des mouvements de la nature que l’homme perçoit ? Les lois élaborées par les hommes sont l’approximation elles-mêmes des mouvements réels et non pas l’approximation de lois objectives, les mouvements réels ne sont pas des « lois ». Les lois ne sont dans la nature que comme produit de la nature humaine, comme produit d’un travail social des hommes. Les régularités existent dans la nature mais c’est l’homme qui en abstrait des lois par un travail social de production de connaissances « approximatives » (mais progressivement plus justes) de ces régularités objectives (par l’activité scientifique).
Lénine avec la dialectique de la connaissance relative/absolue approche ce caractère social du développement de la connaissance des lois, mais il faudrait aller plus loin et penser ce processus comme étant le développement de lois s’approchant de la connaissance, non des « lois objectives » mais des mouvements réels de la nature. La dialectique n’est pas seulement celle de lois approximative/lois objective mais plutôt entre des lois de plus en plus exactes et la réalité objective. Peut être Lénine dialectise la théorie du reflet (produisant en quelque sorte des « lois de lois ») plutôt qu’il ne pense dialectiquement la relation entre le reflet et la réalité dans le processus de production sociale des connaissances par la pratique humaine. Lénine confond les régularités réelles dans la nature et leur concept (la formulation de lois), il confond le mouvement régulier et la loi qui en est abstrait approximativement tout comme il confond parfois la matière et son concept (et cela sans les saisir et les présenter dans leur unité et leur développement dialectique).
P 339 : « Le matérialisme historique admet que l’existence sociale est indépendante de la conscience sociale de l’humanité. La conscience n’est, ici et là, que le reflet de l’être, dans le meilleur des cas un reflet approximativement exact (adéquat, d’une précision idéale) ».
C’est là un matérialisme réductionniste, pour un matérialisme pleinement dialectique la conscience participe de la réalité sociale, il y a interdépendance plutôt qu’indépendance. La matière peut exister sans la conscience mais pas la réalité sociale, pas de social sans conscience (pas de social qui ne soit pas déterminé dans une certaine mesure par de la conscience, « sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire » par exemple pour reprendre Lénine).
P 336 : « De ce que les hommes, lorsqu’ils entrent en rapport les uns avec les autres, le font comme des êtres conscients, il ne s’ensuit nullement que la conscience sociale soit identique à l’existence sociale. Dans toutes les formations sociales plus ou moins complexes, et surtout dans la formation sociale capitaliste, les hommes lorsqu’ils entrent en rapport les uns avec les autres, n’ont pas conscience des relations sociales qui s’établissent entre eux, des lois présidant au développement de celles-ci, etc. exemple : le paysan qui vend son blé, entre en « rapport » avec les producteurs mondiaux du blé sur le marché mondial, mais sans sen rendre compte ; il ne se rend pas compte non plus des relations qui s’établissent à la suite de ces échanges. La conscience sociale reflète l’existence sociale, telle est la doctrine de Marx. ».
Et, P 338 : « L’essentiel, c’est qu’on a découvert les lois et déterminé dans les grandes lignes le développement historique et la logique objective de ces modifications, -objective non pas certes en ce sens qu’une société d’êtres conscients, d’êtres humains puisse exister et se développer indépendamment de l’existence des êtres conscients (…), mais en ce sens que l’existence sociale est indépendante de la conscience sociale. Le fait que vous vivez, que vous exercez une activité économique, que vous procréez et que vous fabriquez des produits, que vous les échangez, détermine une succession objectivement nécessaire d’événements, de développements, indépendante de votre conscience sociale qui ne l’embrasse jamais dans son intégralité. La tâche la plus noble de l’humanité est d’embrasser cette logique objective de l’évolution économique (évolution de l’existence sociale) dans ses traits généraux et essentiels, afin d’y adapter aussi clairement et nettement que possible, avec esprit critique, sa conscience sociale et la conscience des classes avancées de tous les pays capitalistes ».
Lénine aborde ici le caractère critique du matérialisme. Mais il passe ici à coté de ce que l’inéquation entre la conscience et l’existence sociale ne provient pas seulement selon Marx de ce que l’une soit le reflet de l’autre mais aussi de ce que les rapports capitalistes entre les hommes engendrent l’aliénation de ceux-ci. L’inexactitude du reflet est historique il s’agit d’un effet de réification (c'est-à-dire prendre pour une « chose » ce qui est un rapport entre les hommes, un produit de leur activité) et non pas un effet général de la relation entre « le corps et l’esprit ».
P 339 : « Le matérialisme admet d’une façon générale que l’être réel objectif (la matière) est indépendant de la conscience, des sensations, de l’expérience humaine. Le matérialisme historique admet que l’existence sociale est indépendante de la conscience sociale de l’humanité. La conscience n’est ici et là, que le reflet de l’être, dans le meilleur des cas un reflet approximativement exact (adéquat, d’une précision idéale). On ne peut retrancher aucun principe fondamental, aucune partie essentielle de cette philosophie du marxisme coulée dans un seul bloc d’acier, sans s’écarter de la vérité objective, sans verser dans le mensonge bourgeois réactionnaire. ».
Marx n’affirme pas exactement le rapport de l’existence sociale par rapport à la conscience sociale en terme d’indépendance mais affirme plutôt la nécessité, pour comprendre la conscience sociale, de partir de l’activité sociale des hommes, de l’étude de la manière dont ceux-ci entrent en relations pour reproduire les conditions matérielles de leur existence.
Lénine considère comme admis que, tout comme la matière existe indépendamment de l’esprit, l’existence sociale est indépendante de la conscience sociale, le terme d’indépendance est ici trompeur, Lénine veut dire en fait non pas qu’il n’y ait pas de relation, mais que celle-ci soit inexacte, que la conscience sociale est une conscience faussée des relations sociales. Les relations sociales des hommes n’impliquent pas que les hommes aient conscience de la manière dont ils entrent en relations celle-ci étant indépendante de leur volonté, voilà l’indépendance de l’existence sociale par rapport à la conscience sociale.
L’ « indépendance » consiste en ce que les hommes n’ont pas conscience de la relation réelle, et en ce les relations réelles ne sont pas le produit direct et conscient de la volonté des hommes. Lénine expose cela de façon un peu confuse, puisqu’il n’y a pas réellement « indépendance » mais relation complexe dont les hommes n’ont pas pleinement conscience (tout en tendant à celle-ci par les luttes du prolétariat révolutionnaire et la théorie marxiste qui en est l’expression). Ajoutons aussi que la dialectique vérité relative/absolue n’est pas seulement celle de la connaissance scientifique mais aussi est celle du communisme (dévoilement et dépassement des rapports humains aliénés par le mouvement d’émancipation). Ce qui implique de saisir le communisme comme mouvement de dévoilement des rapports réels, de saisir le communisme comme fondamentalement étranger a ce qui obscurcit ou fausse la connaissance par les hommes de leur vie sociale. La dialectique vérité relative/absolue n’à de sens qu’en relation avec la pratique sociale qui en est porteuse et dans laquelle elle s’inscrit dialectiquement comme l’un de ses moments.
C’est sur une telle relation de la conscience par rapport à l’existence sociale que repose le point de vue de classe, de parti, en matière de connaissance.
Lutte des partis en philosophie comme expression de la lutte des classes. Rôle critique du matérialisme qui tente de révéler derrière l’idéologie les relations réelles, la classe dominante doit masquer sa domination et doit donc combattre le matérialisme.
Là-dessus Lénine à raison, voir p 357 et 372 toujours dans Matérialisme et empiriocriticisme.
Mais c’est avec Engels que l’on à les meilleurs éléments de critiques matérialistes de Matérialisme et empiriocriticisme.
Dans Dialectique de la nature (dont Lénine ne pouvait connaître la plupart des textes le composant, ceux-ci ayant été publiés après sa mort) Engels montre la pensée comme produit non seulement du cerveau mais aussi de la main et de l’activité pratique, et le développement du cerveau comme inséparable du développement de la main. Matérialisme non pas seulement de la « matière » mais surtout de la pratique, une pratique inscrite dans la nature dont l’homme fait partie.
Dialectique de la nature, p 41 des Editions sociales : « C’est le jour où, après des millénaires de lutte, la main fut définitivement différenciée du pied et l’attitude verticale enfin assurée, que l’homme se sépara du singe, et que furent établies les bases du développement du langage articulé et du prodigieux perfectionnement du cerveau, qui a depuis rendu l’écart entre l’homme et le singe infranchissable. La spécialisation de la main, voilà qui signifie l’outil, et l’outil signifie l’activité spécifiquement humaine, la réaction modificatrice de l’homme sur la nature, la production. (…) la tête a accompagné pas a pas l’évolution de la main ; d’abord vint la conscience des conditions requises pour chaque résultat pratique utile et plus tard, comme conséquence, chez les peuples les plus favorisés, l’intelligence des lois naturelles qui conditionnent ces résultats utiles. Et avec la connaissance rapidement grandissante des lois de la nature, les moyens de réagir sur la nature ont grandi aussi ; la main, à elle seule, n’aurait jamais réalisé la machine à vapeur si, corrélativement, le cerveau de l’homme ne s’était développé avec la main et à côté d’elle, et en partie grâce à elle » (Engels, Dialectique de la nature, p 41).
Aussi dans Dialectique de la nature sur la dialectique entre le cerveau et la main, entre la conscience, le langage et le travail.
« D’abord le travail ; après lui, puis en même temps que lui, le langage : tel sont les deux stimulants essentiels sous l’influence desquels le cerveau d’un singe s’est peu à peu transformé en un cerveau d’homme…(…). Le développement du cerveau et des sens qui lui sont subordonnés, la clarté croissante de la conscience, le perfectionnement de la faculté d’abstraction et de raisonnement ont réagi sur le travail et le langage et n’ont cessé de leur donner, à l’un et à l’autre, des impulsions sans cesse nouvelles pour continuer à se perfectionner. Ce perfectionnement ne se termina pas au moment où l’homme fut définitivement séparé du singe ; dans l’ensemble, il a au contraire continué depuis. Avec des progrès différents en degré et en direction chez les divers peuples et aux différentes époques, interrompus même ça et là par une régression locale et temporaire, il a marché en avant d’un pas vigoureux, recevant d’une part une nouvelle et puissante impulsion, d’autre part une direction plus définie d’un élément nouveau qui a surgi de surcroît avec l’apparition de l’homme achevé : la société » idem, p 175).
Et : « grâce à l’action conjuguée de la main, des organes de la parole et du cerveau, non seulement chez chaque individus, mais aussi dans la société, les hommes furent mis en mesure d’accomplir des opérations de plus en plus complexes, de poser et d’atteindre des fins de plus en plus élevées. De génération en génération, le travail lui-même devint différent, plus parfait, plus varié. (..) C’est à l’esprit, au développement et à l’activité du cerveau que fut attribué tout le mérite du développement rapide de la société ; les hommes s’habituèrent à expliquer leur activité » par leur pensée au lieu de l’expliquer par leurs besoins (qui cependant se reflètent assurément dans leur tête, deviennent conscient), et c’est ainsi qu’avec le temps on vit naître cette conception idéaliste du monde qui, surtout depuis le déclin de l’antiquité, a dominé les esprits. (…) Comme nous l’avons déjà indiqué, les animaux modifient la nature extérieure par leur activité aussi bien que l’homme, bien que dans une mesure moindre, et comme nous l’avons vu, les modifications qu’ils ont opérées dans leur milieu réagissent à leur tour en les transformant sur leurs auteurs. Car rien dans la nature n’arrive isolément. Chaque phénomène réagit sur l’autre et inversement, et c’est la plupart du temps parce qu’ils oublient ce mouvement et cette action réciproque universels que nos savants sont empêchés d’y voir clair dans les choses les plus simples ». (Rôle du travail dans la transformation du singe en homme, In Dialectique de la nature p 178-179, publié en 1896 dans la Neue zeit).
On a là l’intégration, au sein d’un matérialisme prenant comme point de départ (ou point de vue) la pratique, d’un matérialisme prenant comme point de départ celui de la matière. Il faut les saisir dans leur relation pour saisir le matérialisme dans sa complexité et sa richesse, les deux séparément sont unilatéraux.
Les positions d’Engels dans Dialectique de la nature sont la correction indispensable aux positions de Lénine et font le lien avec le matérialisme de l’Idéologie allemande. Montre aussi que la connaissance ne peut être séparée de la matière qu’il s’agit de connaître, pas d’extériorité de la connaissance et de son contenu, connaissance et matière ne sont pas forme et contenu, ou seulement de façon dialectique, seule la connaissance de la relation (pas seulement comme seul reflet) permet dépasser le dualisme et de saisir le processus de connaissance dans sa complexité, comme activité créatrice, comme pratique.
Lénine ne développe pas la question de la pratique dans toute sa complexité et ne l’aborde principalement que comme inscrite dans sa conception de la matière et de son reflet avec la pratique comme critère de conformité. La pratique n’est pas toujours dans l’ouvrage de Lénine saisie comme activité sociale mais est souvent seulement confrontation aux objets, et elle n’est pas pleinement saisie dans sa dimension créatrice (cf Thèses sur Feuerbach).
Lorsque Lénine part de la pratique cette dernière est saisie comme médiation du reflet via les sensations, Marx part de la pratique sociale des individus.
Lénine ne saisit pas pleinement (ou exprime avec insuffisance) ce qui fait la spécificité du matérialisme de Marx par rapport à celui des matérialistes antérieurs. En effet, l’apport de Marx n’est pas seulement dans la dialectique et dans une application du matérialisme à la science sociale, mais aussi en ce qu’il donne au matérialisme un fondements différents en partant de l’activité sociale des individus (la conception matérialiste de l’histoire n’est pas une application du matérialisme mais son point de départ chez Marx, c’est la que réside le caractère scientifique de l’analyse de Marx, comme aussi le dépassement d’une conception utopique du socialisme par sa saisie comme produit de l’activité humaine ).
De nouveau sur le cerveau.
Les mouvements chimiques et moléculaires dans le cerveau n’épuisent pas l’essence de la pensée, ce sont des formes annexes à une forme supérieure du mouvement de la matière.
Contre tout réductionnisme.
« …de même que les formes supérieures du mouvement en produisent aussi simultanément d’autres et que l’action chimique n’est pas possible sans changement de la température et de l’état électrique, la vie organique sans changement mécanique, thermique, électrique, etc. mais la présence de ces formes accessoires n’épuise pas dans chaque cas considéré l’essence de la forme principale. Nous « réduirons » certainement un jour par la voie expérimentale la pensée à des mouvements moléculaires et chimiques dans le cerveau ; mais cela épuise-t-il l’essence de la pensée ? » (Engels, Dialectique de la nature, P 252).
On ne peut connaître la pensée que par la dialectique (de la nature et de l’histoire) et non pas seulement la chimie et la biologie. La pensée comme produit à la fois social et naturel (élément de la dialectique de la nature et de l’histoire qui sont intimement lié de par l’activité humaine, produit donc de la dialectique de l’activité humaine dans la nature), rapport sociaux, cerveau, main, langage, travail, de façon générale tout ce qui se rapporte à l’activité humaine (mais la pensée n’est pas seulement un produit de l’activité humaine, elle en est aussi un élément).
Sur la matière comme telle selon Engels :
« La matière, comme telle, est pure création de la pensée et pure abstraction. Nous faisons abstraction des différences qualitatives des choses en les embrassant en tant qu’existant corporellement sous le concept de matière. La matière comme telle, à la différence des matières déterminées existantes, n’a donc pas d’existence sensible. Quand la science de la nature entreprend de dépister la matière une en tant que telle, de réduire les différences qualitatives à des différences purement quantitatives dans la combinaison de particules infimes identique, elle fait la même chose que si, au lieu de cerises, de pores, de pommes, elle voulait voir le fruit en tant que tel (..). Comme Hegel (Encyclopédie, I, 199) l’a déjà démontré, cette conception, dans laquelle la matière est considéré comme déterminable seulement par voie quantitative, mais identique qualitativement à l’origine est donc « un point de vue étroit de mathématicien » ; elle n’est « que le point de vue du » matérialisme français du XVIII… » (Dialectique de la nature, p 259-260).
Ces deux derniers extraits de Dialectiques de la nature ne viennent ils pas « chatouiller » quelque peu le matérialisme de Matérialisme et empiriocriticisme, en montrant les limites ?
Il semble d’ailleurs d’après ce qu’il écrit en 1915-1916 dans ses notes sur Hegel (dans Cahiers philosophiques, Editions sociales, ou tome 38 des OC) que Lénine se posera lui même la question…
ps : je ne pourrais sans doute pas répondre avant fin de semaine prochaine aux réponses courroucées de mes amis défenseurs du vrai "marxisme-léninisme" et autres orthodoxes. vous avez donc tout le temps de préparer minutieusement mon "assasinat" théorique...
Eléments de critique matérialiste et dialectique de Matérialisme et empiriocriticisme
Commençons par le chapitre qui concerne une question qui est pour Lénine au cœur du matérialisme et qu’il appelle : « l’homme pense-t-il avec le cerveau ? ».
P 91 (du tome 14 de la quatrième édition française des œuvres complètes) : « L’élimination du « dualisme de l’esprit et du corps » par le matérialisme (c'est-à-dire par le monisme matérialiste) consiste en ce que l’esprit n’ayant pas d’existence indépendante du corps, est un facteur secondaire, une fonction du cerveau, l’image du monde extérieur ».
On peut remarquer tout d’abord que si le monde est extérieur et l’esprit son image (à l’ « intérieur » ?), il peut sembler que le dualisme « chassé par la porte, revienne par la fenêtre » sous la forme d’une séparation entre le monde qui est extérieur et un intérieur qui est le cerveau dans lequel l’extérieur se reflète par l’image qui est l’esprit.
D’autre part dire que l’esprit n’est pas indépendant n’implique nullement qu’il soit secondaire. Corps et esprit sont indissolublement liés car l’homme est un être social. L’activité humaine s’inscrit dans une nature qui est historique aussi bien que dans une histoire de la nature, activité par laquelle l’homme transforme la nature, c’est cette « nature » de l’homme qui lie indissolublement le corps et l’esprit dans le processus de reproduction sociale de l’homme et de sa relation à la nature. La liaison du corps et de l’esprit ne se réalise pas dans le cerveau mais plutôt dans l’histoire par l’activité sociale des hommes, histoire de l’activité humaine qui ne peut être séparée de la nature que dans la représentation. Comprendre la liaison du corps et de l’esprit implique qu’on ne la saisisse pas seulement comme se réalisant dans le cerveau mais aussi/surtout dans l’histoire (cf Thèses sur Feuerbach de Marx).
Lénine martèle que la pensée est produit du cerveau, c’est indubitable mais c’est insuffisant. Le matérialisme avancée, dialectique, à plus à dire, saisissant le rapport pensée/corps, comme dialectique et social, comme produit de l’activité humaine.
Corps et esprit doivent être saisis dans leur rapport, rapport qui n’est pas seulement que l’un produit l’autre, le rapport n’a de sens qu’inscrit dans l’histoire, dans l’ensemble de l’activité humaine dont langage et pensée sont des productions, l’esprit participant aussi à la création des rapport humain par l’activité humaine, qui est téléologique (cf le passage du tome I du Capital ou Marx distingue le travail de l’abeille et celui de l’homme par le fait que l’activité humaine est téléologique, consciente).
Marx présente différemment sa conception matérialiste, par exemple dans l’Idéologie allemande, il montre la conscience comme étant « d’emblée un produit social » : « Mais il ne s’agit pas d’une conscience qui soit d’emblée conscience « pure ». Dès le début, une malédiction pèse sur « l’esprit », celle d’être « entaché » d’une matière qui se présente ici sous forme de couches d’air agitées, de sons, en un mot sous forme du langage. Le langage est aussi vieux que la conscience, le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d’autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi et, tout comme la conscience, le langage n’apparaît qu’avec le besoin, la nécessité du commerce avec d’autres hommes. La conscience est donc d’emblée un produit social et le demeure aussi longtemps qu’il existe des hommes. » (p 62, Editions Sociales).
Si la conscience est d’emblée un produit social il est alors réducteur de ne la présenter que comme un produit du cerveau.
Et : « Les présuppositions dont nous partons ne sont pas arbitraires, ce ne sont pas des dogmes ; ce sont des présuppositions réelles dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination. Ce sont les individus réels, leurs actions et leurs condition d’existence matérielles, celles qu’ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action. Ces présuppositions sont donc vérifiables par voie purement empirique. » (p 42).
La conscience est le produit du cerveau d’individus qu’il faut saisir dans leurs relations sociales, dans leur activité produisant langage et pensée.
La pensée ne peut être comprise dans la sphère du seul rapport entre le corps/cerveau et la pensée.
On n’a pas avec Marx un matérialisme du concept de matière avec un grand M, mais plutôt un matérialisme qui part de l’activité humaine, de ses conditions qui sont sociales et de la manière dont elle les transforme.
La suppression du dualisme provient ici plutôt d’une conception de la relation corps/esprit telle qu’elle se donne dans l’activité des hommes plutôt que d’un « monisme » philosophique (« l’unité du monde dans sa matérialité »). Le fait que l’esprit n’ait pas d’existence indépendante du corps ne prouve pas que cela soit un facteur secondaire mais seulement la relation indissoluble entre le corps et l’esprit humain. On peut par là penser que le dépassement du dualisme par un matérialisme dialectique serait plutôt, non pas un « monisme » (on peut rappeler que Plekhanov n’emploie ce terme dans sa « Conception moniste de l’histoire » que pour tromper la censure en évitant de dire « matérialiste ») matérialiste, mais une dialectique matérialiste de l’esprit et du corps saisie dans le développement de l’activité humaine, sociale, l’unité devant être pensée non pas comme celle d’un monisme mais plutôt comme celle d’une totalité dialectique (en l’occurrence du corps et de l’esprit ou plus précisément de l’ensemble des rapports sociaux et de leur développement historique).
Matérialisme et empiriocriticisme, P 111 : « La théorie matérialiste, la théorie du reflet des objets par la pensée, est exposée ici en toute clarté : les choses existent hors de nous. Nos perceptions et nos représentations en sont les images. Le contrôle de ces images, la distinction entre les images exactes et les images erronées, nous est fourni par la pratique. ».
Mais dans le cours de cette pratique il y a interaction entre « nous » et « les choses » et non pas seulement contrôle de l’un par l’autre. La vie humaine fait partie de la nature et la pensée si elle doit être en quelque sorte la forme la plus élevée d’une matière en mouvement, cette « matière » ne peut qu’être le social, c'est-à-dire l’activité des hommes (ou plutôt la pensée se forme dans le cours de cette activité, l’un est l’autre ne pouvant être séparé).
P 132 : « La matière est une catégorie philosophique servant à désigner la réalité objective donnée à l’homme dans ses sensations qui la copient, la photographient, la reflètent, et qui existe indépendamment des sensations. ».
Dans Matérialisme et empiriocriticisme la matière désigne parfois, comme ici, une catégorie philosophique, mais parfois aussi ce à quoi cette catégorie renvoie, cette réalité objective dont nous percevons le reflet. Manque de précision dans l’usage des termes.
Revenons à notre extrait de Matérialisme et empiriocriticisme. On a là un matérialisme « de la réalité objective », réalité objective dont la matière est le concept et dont la pratique est le critère de la connaissance, matérialisme qui semble s’inspirer de la pratique des sciences de la nature, un tel matérialisme est pour Lénine une conception du monde englobant tous les domaines de la connaissance, or le « concept de la réalité objective » pour ce qui est de la réalité sociale ne peut être la « matière » telle qu’elle est comprise dans les sciences naturelles, mais serait plutôt la pratique humaine.
La pratique humaine est dialectique « du corps et de l’esprit », la pensée et la parole sont sociales, c’est de ce matérialisme là dont il est question chez Marx.
Lénine écrit d’ailleurs, P 343 : « …il est naturel que Marx et Engels se soient attachés surtout à parachever la philosophie matérialiste, c'est-à-dire la conception matérialiste de l’histoire, et non la gnoséologie matérialiste. Par suite, dans leurs œuvres traitant du matérialisme dialectique, ils insistèrent bien plus sur le coté dialectique que sur le coté matérialiste ; traitant du matérialisme historique, ils insistèrent bien plus sur le coté historique que sur le coté matérialiste ». Oui et pour cause…
Il faudrait d’ailleurs plutôt dire que chez Marx il n’y a pas de « philosophie matérialiste » mais plutôt une conception matérialiste de l’histoire qui est dans une certaine mesure une critique matérialiste de la philosophie.
Lénine présente le matérialisme comme indissociable de la pratique comme critère de la théorie de la connaissance.
P 146 : « Le point de vue de la vie, de la pratique, doit être le point de vue premier, fondamental de la théorie de la connaissance. ».
Lénine avance une telle idée mais sans montrer suffisamment ce en quoi un tel matérialisme se distinguerait, comme l’indique Marx (cf.Thèses sur Feuerbach), par la manière dont il conçoit la pratique de façon fondamentalement différente des autres matérialistes.
On ne peut séparer la connaissance de l’activité sociale des hommes. La connaissance relève de la transformation de la nature par l’homme (y compris de sa nature propre), elle relève du caractère créateur de l’activité sociale.
C’est par ce point de vue de la pratique propre à Marx que son matérialisme est pleinement dialectique, critique et révolutionnaire. Une telle conception ne se veut pas une « théorie » élaboré hors du mouvement historique d’émancipation mais se veut une expression théorique de celui-ci. C’est dans la pratique que se vit et se développe la dialectique du corps et de l’esprit aussi bien que de la lutte des classes et de la « théorie de la connaissance ». Sans cela le matérialisme reste dualiste et donc abstrait, or, comme le dit ailleurs Lénine « la vérité est toujours concrète ».
P 160 : « Le matérialisme est la reconnaissance des lois objectives de la nature et du reflet approximativement exact de ces lois dans la tête de l’homme. ».
Les lois ne sont elle pas plutôt une approximation de l’objectivité des mouvements de la nature que l’homme perçoit ? Les lois élaborées par les hommes sont l’approximation elles-mêmes des mouvements réels et non pas l’approximation de lois objectives, les mouvements réels ne sont pas des « lois ». Les lois ne sont dans la nature que comme produit de la nature humaine, comme produit d’un travail social des hommes. Les régularités existent dans la nature mais c’est l’homme qui en abstrait des lois par un travail social de production de connaissances « approximatives » (mais progressivement plus justes) de ces régularités objectives (par l’activité scientifique).
Lénine avec la dialectique de la connaissance relative/absolue approche ce caractère social du développement de la connaissance des lois, mais il faudrait aller plus loin et penser ce processus comme étant le développement de lois s’approchant de la connaissance, non des « lois objectives » mais des mouvements réels de la nature. La dialectique n’est pas seulement celle de lois approximative/lois objective mais plutôt entre des lois de plus en plus exactes et la réalité objective. Peut être Lénine dialectise la théorie du reflet (produisant en quelque sorte des « lois de lois ») plutôt qu’il ne pense dialectiquement la relation entre le reflet et la réalité dans le processus de production sociale des connaissances par la pratique humaine. Lénine confond les régularités réelles dans la nature et leur concept (la formulation de lois), il confond le mouvement régulier et la loi qui en est abstrait approximativement tout comme il confond parfois la matière et son concept (et cela sans les saisir et les présenter dans leur unité et leur développement dialectique).
P 339 : « Le matérialisme historique admet que l’existence sociale est indépendante de la conscience sociale de l’humanité. La conscience n’est, ici et là, que le reflet de l’être, dans le meilleur des cas un reflet approximativement exact (adéquat, d’une précision idéale) ».
C’est là un matérialisme réductionniste, pour un matérialisme pleinement dialectique la conscience participe de la réalité sociale, il y a interdépendance plutôt qu’indépendance. La matière peut exister sans la conscience mais pas la réalité sociale, pas de social sans conscience (pas de social qui ne soit pas déterminé dans une certaine mesure par de la conscience, « sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire » par exemple pour reprendre Lénine).
P 336 : « De ce que les hommes, lorsqu’ils entrent en rapport les uns avec les autres, le font comme des êtres conscients, il ne s’ensuit nullement que la conscience sociale soit identique à l’existence sociale. Dans toutes les formations sociales plus ou moins complexes, et surtout dans la formation sociale capitaliste, les hommes lorsqu’ils entrent en rapport les uns avec les autres, n’ont pas conscience des relations sociales qui s’établissent entre eux, des lois présidant au développement de celles-ci, etc. exemple : le paysan qui vend son blé, entre en « rapport » avec les producteurs mondiaux du blé sur le marché mondial, mais sans sen rendre compte ; il ne se rend pas compte non plus des relations qui s’établissent à la suite de ces échanges. La conscience sociale reflète l’existence sociale, telle est la doctrine de Marx. ».
Et, P 338 : « L’essentiel, c’est qu’on a découvert les lois et déterminé dans les grandes lignes le développement historique et la logique objective de ces modifications, -objective non pas certes en ce sens qu’une société d’êtres conscients, d’êtres humains puisse exister et se développer indépendamment de l’existence des êtres conscients (…), mais en ce sens que l’existence sociale est indépendante de la conscience sociale. Le fait que vous vivez, que vous exercez une activité économique, que vous procréez et que vous fabriquez des produits, que vous les échangez, détermine une succession objectivement nécessaire d’événements, de développements, indépendante de votre conscience sociale qui ne l’embrasse jamais dans son intégralité. La tâche la plus noble de l’humanité est d’embrasser cette logique objective de l’évolution économique (évolution de l’existence sociale) dans ses traits généraux et essentiels, afin d’y adapter aussi clairement et nettement que possible, avec esprit critique, sa conscience sociale et la conscience des classes avancées de tous les pays capitalistes ».
Lénine aborde ici le caractère critique du matérialisme. Mais il passe ici à coté de ce que l’inéquation entre la conscience et l’existence sociale ne provient pas seulement selon Marx de ce que l’une soit le reflet de l’autre mais aussi de ce que les rapports capitalistes entre les hommes engendrent l’aliénation de ceux-ci. L’inexactitude du reflet est historique il s’agit d’un effet de réification (c'est-à-dire prendre pour une « chose » ce qui est un rapport entre les hommes, un produit de leur activité) et non pas un effet général de la relation entre « le corps et l’esprit ».
P 339 : « Le matérialisme admet d’une façon générale que l’être réel objectif (la matière) est indépendant de la conscience, des sensations, de l’expérience humaine. Le matérialisme historique admet que l’existence sociale est indépendante de la conscience sociale de l’humanité. La conscience n’est ici et là, que le reflet de l’être, dans le meilleur des cas un reflet approximativement exact (adéquat, d’une précision idéale). On ne peut retrancher aucun principe fondamental, aucune partie essentielle de cette philosophie du marxisme coulée dans un seul bloc d’acier, sans s’écarter de la vérité objective, sans verser dans le mensonge bourgeois réactionnaire. ».
Marx n’affirme pas exactement le rapport de l’existence sociale par rapport à la conscience sociale en terme d’indépendance mais affirme plutôt la nécessité, pour comprendre la conscience sociale, de partir de l’activité sociale des hommes, de l’étude de la manière dont ceux-ci entrent en relations pour reproduire les conditions matérielles de leur existence.
Lénine considère comme admis que, tout comme la matière existe indépendamment de l’esprit, l’existence sociale est indépendante de la conscience sociale, le terme d’indépendance est ici trompeur, Lénine veut dire en fait non pas qu’il n’y ait pas de relation, mais que celle-ci soit inexacte, que la conscience sociale est une conscience faussée des relations sociales. Les relations sociales des hommes n’impliquent pas que les hommes aient conscience de la manière dont ils entrent en relations celle-ci étant indépendante de leur volonté, voilà l’indépendance de l’existence sociale par rapport à la conscience sociale.
L’ « indépendance » consiste en ce que les hommes n’ont pas conscience de la relation réelle, et en ce les relations réelles ne sont pas le produit direct et conscient de la volonté des hommes. Lénine expose cela de façon un peu confuse, puisqu’il n’y a pas réellement « indépendance » mais relation complexe dont les hommes n’ont pas pleinement conscience (tout en tendant à celle-ci par les luttes du prolétariat révolutionnaire et la théorie marxiste qui en est l’expression). Ajoutons aussi que la dialectique vérité relative/absolue n’est pas seulement celle de la connaissance scientifique mais aussi est celle du communisme (dévoilement et dépassement des rapports humains aliénés par le mouvement d’émancipation). Ce qui implique de saisir le communisme comme mouvement de dévoilement des rapports réels, de saisir le communisme comme fondamentalement étranger a ce qui obscurcit ou fausse la connaissance par les hommes de leur vie sociale. La dialectique vérité relative/absolue n’à de sens qu’en relation avec la pratique sociale qui en est porteuse et dans laquelle elle s’inscrit dialectiquement comme l’un de ses moments.
C’est sur une telle relation de la conscience par rapport à l’existence sociale que repose le point de vue de classe, de parti, en matière de connaissance.
Lutte des partis en philosophie comme expression de la lutte des classes. Rôle critique du matérialisme qui tente de révéler derrière l’idéologie les relations réelles, la classe dominante doit masquer sa domination et doit donc combattre le matérialisme.
Là-dessus Lénine à raison, voir p 357 et 372 toujours dans Matérialisme et empiriocriticisme.
Mais c’est avec Engels que l’on à les meilleurs éléments de critiques matérialistes de Matérialisme et empiriocriticisme.
Dans Dialectique de la nature (dont Lénine ne pouvait connaître la plupart des textes le composant, ceux-ci ayant été publiés après sa mort) Engels montre la pensée comme produit non seulement du cerveau mais aussi de la main et de l’activité pratique, et le développement du cerveau comme inséparable du développement de la main. Matérialisme non pas seulement de la « matière » mais surtout de la pratique, une pratique inscrite dans la nature dont l’homme fait partie.
Dialectique de la nature, p 41 des Editions sociales : « C’est le jour où, après des millénaires de lutte, la main fut définitivement différenciée du pied et l’attitude verticale enfin assurée, que l’homme se sépara du singe, et que furent établies les bases du développement du langage articulé et du prodigieux perfectionnement du cerveau, qui a depuis rendu l’écart entre l’homme et le singe infranchissable. La spécialisation de la main, voilà qui signifie l’outil, et l’outil signifie l’activité spécifiquement humaine, la réaction modificatrice de l’homme sur la nature, la production. (…) la tête a accompagné pas a pas l’évolution de la main ; d’abord vint la conscience des conditions requises pour chaque résultat pratique utile et plus tard, comme conséquence, chez les peuples les plus favorisés, l’intelligence des lois naturelles qui conditionnent ces résultats utiles. Et avec la connaissance rapidement grandissante des lois de la nature, les moyens de réagir sur la nature ont grandi aussi ; la main, à elle seule, n’aurait jamais réalisé la machine à vapeur si, corrélativement, le cerveau de l’homme ne s’était développé avec la main et à côté d’elle, et en partie grâce à elle » (Engels, Dialectique de la nature, p 41).
Aussi dans Dialectique de la nature sur la dialectique entre le cerveau et la main, entre la conscience, le langage et le travail.
« D’abord le travail ; après lui, puis en même temps que lui, le langage : tel sont les deux stimulants essentiels sous l’influence desquels le cerveau d’un singe s’est peu à peu transformé en un cerveau d’homme…(…). Le développement du cerveau et des sens qui lui sont subordonnés, la clarté croissante de la conscience, le perfectionnement de la faculté d’abstraction et de raisonnement ont réagi sur le travail et le langage et n’ont cessé de leur donner, à l’un et à l’autre, des impulsions sans cesse nouvelles pour continuer à se perfectionner. Ce perfectionnement ne se termina pas au moment où l’homme fut définitivement séparé du singe ; dans l’ensemble, il a au contraire continué depuis. Avec des progrès différents en degré et en direction chez les divers peuples et aux différentes époques, interrompus même ça et là par une régression locale et temporaire, il a marché en avant d’un pas vigoureux, recevant d’une part une nouvelle et puissante impulsion, d’autre part une direction plus définie d’un élément nouveau qui a surgi de surcroît avec l’apparition de l’homme achevé : la société » idem, p 175).
Et : « grâce à l’action conjuguée de la main, des organes de la parole et du cerveau, non seulement chez chaque individus, mais aussi dans la société, les hommes furent mis en mesure d’accomplir des opérations de plus en plus complexes, de poser et d’atteindre des fins de plus en plus élevées. De génération en génération, le travail lui-même devint différent, plus parfait, plus varié. (..) C’est à l’esprit, au développement et à l’activité du cerveau que fut attribué tout le mérite du développement rapide de la société ; les hommes s’habituèrent à expliquer leur activité » par leur pensée au lieu de l’expliquer par leurs besoins (qui cependant se reflètent assurément dans leur tête, deviennent conscient), et c’est ainsi qu’avec le temps on vit naître cette conception idéaliste du monde qui, surtout depuis le déclin de l’antiquité, a dominé les esprits. (…) Comme nous l’avons déjà indiqué, les animaux modifient la nature extérieure par leur activité aussi bien que l’homme, bien que dans une mesure moindre, et comme nous l’avons vu, les modifications qu’ils ont opérées dans leur milieu réagissent à leur tour en les transformant sur leurs auteurs. Car rien dans la nature n’arrive isolément. Chaque phénomène réagit sur l’autre et inversement, et c’est la plupart du temps parce qu’ils oublient ce mouvement et cette action réciproque universels que nos savants sont empêchés d’y voir clair dans les choses les plus simples ». (Rôle du travail dans la transformation du singe en homme, In Dialectique de la nature p 178-179, publié en 1896 dans la Neue zeit).
On a là l’intégration, au sein d’un matérialisme prenant comme point de départ (ou point de vue) la pratique, d’un matérialisme prenant comme point de départ celui de la matière. Il faut les saisir dans leur relation pour saisir le matérialisme dans sa complexité et sa richesse, les deux séparément sont unilatéraux.
Les positions d’Engels dans Dialectique de la nature sont la correction indispensable aux positions de Lénine et font le lien avec le matérialisme de l’Idéologie allemande. Montre aussi que la connaissance ne peut être séparée de la matière qu’il s’agit de connaître, pas d’extériorité de la connaissance et de son contenu, connaissance et matière ne sont pas forme et contenu, ou seulement de façon dialectique, seule la connaissance de la relation (pas seulement comme seul reflet) permet dépasser le dualisme et de saisir le processus de connaissance dans sa complexité, comme activité créatrice, comme pratique.
Lénine ne développe pas la question de la pratique dans toute sa complexité et ne l’aborde principalement que comme inscrite dans sa conception de la matière et de son reflet avec la pratique comme critère de conformité. La pratique n’est pas toujours dans l’ouvrage de Lénine saisie comme activité sociale mais est souvent seulement confrontation aux objets, et elle n’est pas pleinement saisie dans sa dimension créatrice (cf Thèses sur Feuerbach).
Lorsque Lénine part de la pratique cette dernière est saisie comme médiation du reflet via les sensations, Marx part de la pratique sociale des individus.
Lénine ne saisit pas pleinement (ou exprime avec insuffisance) ce qui fait la spécificité du matérialisme de Marx par rapport à celui des matérialistes antérieurs. En effet, l’apport de Marx n’est pas seulement dans la dialectique et dans une application du matérialisme à la science sociale, mais aussi en ce qu’il donne au matérialisme un fondements différents en partant de l’activité sociale des individus (la conception matérialiste de l’histoire n’est pas une application du matérialisme mais son point de départ chez Marx, c’est la que réside le caractère scientifique de l’analyse de Marx, comme aussi le dépassement d’une conception utopique du socialisme par sa saisie comme produit de l’activité humaine ).
De nouveau sur le cerveau.
Les mouvements chimiques et moléculaires dans le cerveau n’épuisent pas l’essence de la pensée, ce sont des formes annexes à une forme supérieure du mouvement de la matière.
Contre tout réductionnisme.
« …de même que les formes supérieures du mouvement en produisent aussi simultanément d’autres et que l’action chimique n’est pas possible sans changement de la température et de l’état électrique, la vie organique sans changement mécanique, thermique, électrique, etc. mais la présence de ces formes accessoires n’épuise pas dans chaque cas considéré l’essence de la forme principale. Nous « réduirons » certainement un jour par la voie expérimentale la pensée à des mouvements moléculaires et chimiques dans le cerveau ; mais cela épuise-t-il l’essence de la pensée ? » (Engels, Dialectique de la nature, P 252).
On ne peut connaître la pensée que par la dialectique (de la nature et de l’histoire) et non pas seulement la chimie et la biologie. La pensée comme produit à la fois social et naturel (élément de la dialectique de la nature et de l’histoire qui sont intimement lié de par l’activité humaine, produit donc de la dialectique de l’activité humaine dans la nature), rapport sociaux, cerveau, main, langage, travail, de façon générale tout ce qui se rapporte à l’activité humaine (mais la pensée n’est pas seulement un produit de l’activité humaine, elle en est aussi un élément).
Sur la matière comme telle selon Engels :
« La matière, comme telle, est pure création de la pensée et pure abstraction. Nous faisons abstraction des différences qualitatives des choses en les embrassant en tant qu’existant corporellement sous le concept de matière. La matière comme telle, à la différence des matières déterminées existantes, n’a donc pas d’existence sensible. Quand la science de la nature entreprend de dépister la matière une en tant que telle, de réduire les différences qualitatives à des différences purement quantitatives dans la combinaison de particules infimes identique, elle fait la même chose que si, au lieu de cerises, de pores, de pommes, elle voulait voir le fruit en tant que tel (..). Comme Hegel (Encyclopédie, I, 199) l’a déjà démontré, cette conception, dans laquelle la matière est considéré comme déterminable seulement par voie quantitative, mais identique qualitativement à l’origine est donc « un point de vue étroit de mathématicien » ; elle n’est « que le point de vue du » matérialisme français du XVIII… » (Dialectique de la nature, p 259-260).
Ces deux derniers extraits de Dialectiques de la nature ne viennent ils pas « chatouiller » quelque peu le matérialisme de Matérialisme et empiriocriticisme, en montrant les limites ?
Il semble d’ailleurs d’après ce qu’il écrit en 1915-1916 dans ses notes sur Hegel (dans Cahiers philosophiques, Editions sociales, ou tome 38 des OC) que Lénine se posera lui même la question…
ps : je ne pourrais sans doute pas répondre avant fin de semaine prochaine aux réponses courroucées de mes amis défenseurs du vrai "marxisme-léninisme" et autres orthodoxes. vous avez donc tout le temps de préparer minutieusement mon "assasinat" théorique...