a écrit :Le 23 octobre 1956, L'insurrection ouvrière en Hongrie
Il y a quarante ans, le 23 octobre 1956, une manifestation réclamant des changements démocratiques et le retrait des troupes d'occupation russes se transformait en Hongrie en insurrection armée.
La Hongrie faisait alors partie de cette ceinture d'Etats, dits Démocraties Populaires, qui, de la Pologne au nord à la Bulgarie au sud, constituaient une sorte de glacis pour l'Union soviétique, et dont les régimes se revendiquaient du socialisme voire du communisme pour imposer à leurs peuples des dictatures féroces. Contrairement à l'URSS, où la dictature stalinienne était issue de la trahison d'une véritable révolution prolétarienne par une couche bureaucratique, l'origine des Démocraties Populaires n'avait rien eu à voir avec l'activité révolutionnaire consciente du prolétariat. L'armée soviétique, qui avait conquis ces pays dans la guerre contre l'Allemagne nazie, avait au contraire imposé, dans un premier temps en parfait accord avec les puissances impérialistes occidentales victorieuses, la reconstruction d'Etats destinés à empêcher, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, un éveil révolutionnaire de la classe ouvrière semblable à celui qui avait marqué le lendemain de la Première Guerre.
Ce sont les nécessités de la guerre froide et la volonté de la bureaucratie soviétique de garder ces pays dans sa sphère d'influence qui la poussèrent par la suite à éliminer de la direction de ces Etats les hommes politiques les plus pro-occidentaux, à les remplacer par les dirigeants des partis dits communistes, réputés les plus dévoués à Moscou, et à installer des régimes à parti unique. C'est encore cette nécessité politique de soustraire ces pays à l'influence occidentale qui poussa la bureaucratie soviétique à fermer les frontières de ces pays, à leur imposer le monopole du commerce extérieur, à pousser l'étatisation de l'industrie jusqu'au bout, à la compléter par la collectivisation forcée des terres et à adopter les méthodes et même les tics du régime stalinien de l'URSS.
Mais, derrière l'étiquette communiste, ces pays étaient des dictatures dont le poids pesait surtout sur la classe ouvrière, privée de toute liberté et de tout droit autre que celui de travailler, pour assurer l'industrialisation à un rythme forcené. Et le mensonge permanent, le décalage entre la triste réalité et les slogans présentant le régime comme l'émanation des travailleurs eux-mêmes, rendit rapidement la dictature d'autant plus haïssable aux yeux de ces derniers.
Après la mort de Staline
La mort de Staline en 1953 a été un catalyseur dans plusieurs pays de l'Est. En Hongrie, des grèves sporadiques éclatèrent, vite étouffées, sur la question des salaires, du travail aux pièces, des normes. Berlin-Est 1953 : une grève éclata parmi les maçons de la Stalinallee. Intervention des chars russes. Grèves à Brno, en Tchécoslovaquie en 1954, à Poznan, en Pologne au printemps de 1956.
La crise de direction en URSS, la rivalité entre les prétendants à la succession de Staline, laissa le champ plus libre à des luttes sourdes au sommet même des PC au pouvoir. En Hongrie, c'est sous l'arbitrage de Moscou que Ràkosi, le dictateur installé par Staline, a dû céder, dès 1953, sa place de Premier ministre à Imre Nagy, tout en gardant le poste de premier secrétaire du parti. Écarté de nouveau moins de deux ans après, puis exclu du PC, Nagy devint le porte-drapeau de tous ceux qui, au sein du parti aussi bien qu'à l'extérieur, pour des raisons diverses et pour une large part contradictoires, ne voulaient plus de Ràkosi et de son clan. Dans l'année 1956, sous l'effet en particulier du XXe congrès du PC de l'URSS et du rapport secret de Khrouchtchev, les rivalités au sommet se sont progressivement transformées en effervescence touchant des cercles de plus en plus larges du parti, puis de l'intelligentsia. À l'automne, les activités, les débats des cercles contestataires, illégaux mais de plus en plus publics, comme le cercle Petöfi, commencèrent à attirer quelques travailleurs.
Une effervescence similaire se produisait au même moment en Pologne. Elle se cristallisait autour de la revendication du retour de Gomulka au pouvoir. Elle avait une influence importante sur les événements en Hongrie. La manifestation du 23 octobre, appelée à Budapest par différentes associations d'étudiants, mais aussi par la Jeunesse Communiste, se voulait d'ailleurs une manifestation de solidarité avec la Pologne.
Le 23 octobre 1956 : l'explosion
On sait ce qu'il en est advenu de la Pologne : les dirigeants russes, débarquant à Varsovie, ont paru céder devant la contestation et intronisèrent Gomulka. Mais ce dernier ne mit pas longtemps à se transformer en dictateur et en représentant de la bureaucratie soviétique auprès de son peuple.
Ce qui a changé le cours des choses en Hongrie, c'est l'irruption de la classe ouvrière dans l'effervescence initiée par les contestataires du parti et par l'intelligentsia. La manifestation du 23 octobre se gonfla de milliers de travailleurs sortant des usines et des bureaux : deux cent mille, trois cent mille peut-être. Et surtout, un discours provoquant de Gerö, ancien bras droit et successeur de Ràkosi ; le refus de la radio de laisser les représentants des manifestants lire une déclaration ; les tirs de l'AVH, la police politique, et ce fut l'explosion.
Dans la nuit du 23 au 24 octobre, l'énorme statue de Staline, symbole du régime, fut abattue, les premières unités militaires – notamment celle chargée de la protection de la radio – passèrent leurs armes aux manifestants. La manifestation était devenue insurrection.
Le lendemain, ce fut la grève générale, et la constitution, à l'usine de produits électriques Egyesült Izzo à Budapest, et à Miskolc, grande ville industrielle du Nord, des premiers conseils ouvriers avec pour but proclamé de prendre la direction de l'usine au nom de ses travailleurs. L'exemple se répandit en quelques jours, à Budapest comme dans les villes industrielles. Les travailleurs s'armèrent, ici, en constituant des milices chargées de défendre leur entreprise, là, en rejoignant les groupes de combattants.
L'explosion disloqua rapidement l'armée, vida les casernes de la police et balaya la police politique. Elle repoussa une première intervention des troupes soviétiques stationnant en Hongrie dont les soldats n'avaient manifestement pas le cœur à cet ouvrage-là (il y en eut même qui passèrent du côté des insurgés).
Cette insurrection ouvrière n'a pas été voulue et, à plus forte raison, préparée par les courants du PC regroupés autour de Nagy. Même les éléments les plus avancés de l'intelligentsia contestataire, souhaitant sincèrement des réformes, furent surpris et effrayés par l'explosion ouvrière.
Dès les premiers jours, la direction du PC réintégra Imre Nagy, l'installa comme Premier ministre et nomma à la tête du parti Kàdàr, une des nombreuses victimes des procès staliniens, dits procès Rajk. Nagy, après avoir cautionné de sa présence l'appel à la première intervention des troupes soviétiques et les fusillades contre les insurgés, se présenta en chef de la révolution, puis, au fil des jours, liquida le régime du parti unique et se mit à réclamer le retrait des troupes soviétiques et la reconnaissance de la neutralité du pays.
Les conseils ouvriers s'organisent
Les tout derniers jours d'octobre, le mouvement semblait victorieux. Les conseils ouvriers, dont certains se mettaient à se fédérer à l'échelle régionale, commençaient à envisager une proche reprise du travail et affirmaient leurs revendications. Ces revendications ne se cantonnaient pas au domaine des augmentations de salaires, de la suppression du travail aux pièces ou aux multiples autres revendications matérielles. Les conseils ouvriers se considéraient comme les directions légitimes des usines, licenciaient les chefs les plus compromis, embauchaient, préparaient la reprise du travail. Ils affirmaient leur volonté de participer à la réorganisation de l'ensemble de l'économie, en refusant toute restauration du capitalisme, toute privatisation des entreprises et tout retour à l'ancien régime réactionnaire.
Au-delà des formulations imprécises quant à l'organisation économique et sociale de l'avenir, sans parti à elle, sans direction politique, la classe ouvrière cherchait son chemin.
Pendant les quelques jours qui séparaient la victoire apparente de l'insurrection et la nouvelle intervention russe, les travailleurs armés, les conseils ouvriers, qui prenaient de plus en plus en charge les problèmes de la population et traitaient avec le gouvernement et les commandements russes, détenaient la réalité du pouvoir. Mais ni dans les faits, ni même dans les projets, les travailleurs ne voyaient d'autre perspective sur le plan politique que la consolidation du gouvernement Imre Nagy. Le mouvement dans son ensemble trouva là ses limites objectives sur le plan politique.
La situation était néanmoins porteuse de conflit entre le gouvernement de Nagy qui cherchait à reconstituer, sous son autorité, l'armée et la police, et, de l'autre côté, les conseils ouvriers dont certains étaient passablement méfiants, voire commençaient à débattre du rôle futur des conseils ouvriers. Mais la bureaucratie soviétique n'a, de toute façon, pas laissé la révolution aller jusqu'au bout de ses possibilités.
Le 4 novembre 1956 : les troupes de la bureaucratie soviétique interviennent
Le dimanche 4 novembre, les troupes de la bureaucratie, renforcées par des régiments venus d'URSS, ont attaqué partout : deux cent mille hommes, des chars, de l'aviation. La bureaucratie avait les mans libres : au même moment, les troupes anglaises, françaises et israéliennes étaient en train de débarquer à Suez, pour punir Nasser d'avoir nationalisé le canal.
La résistance armée dura une semaine et, sporadiquement, plus longtemps. Dans la région de Budapest même le quartier industriel de Csepel, avec ses quelque cent cinquante mille ouvriers concentrés dans quelques grandes entreprises, fut le dernier à cesser le combat.
L'insurrection était militairement vaincue. La résistance politique continua cependant. Elle était pour ainsi dire exclusivement le fait de la classe ouvrière. La grève resta générale pendant plusieurs semaines. Les conseils ouvriers de la capitale, jusque-là dispersés par quartiers, se fédérèrent en un Conseil Ouvrier Central de Budapest. Face à un nouveau gouvernement fantoche constitué sous la direction de Kàdàr, face au commandement de l'armée de la bureaucratie, il se posait en porte-parole non seulement de toute la classe ouvrière, mais de toute la population – et était considéré ainsi.
Mais les jeux étaient faits. Après plusieurs semaines de semblant de négociations, de promesses, la fatigue, la faim, un hiver particulièrement froid eurent raison de la grève. Les deux dernières journées de grève générale, les 11 et 12 décembre, coïncidèrent avec l'interdiction du Conseil Ouvrier Central de Budapest et l'arrestation de ses membres.
Une chape de plomb tomba sur le pays : après les milliers de morts dans les combats, il y eut des dizaines de milliers d'arrestations, des déportations ; deux cent mille réfugiés, des procès truqués, des condamnations à mort, des exécutions avec ou sans procès.
Les conséquences politiques de l'écrasement de la classe ouvrière par la bureaucratie soviétique ont été incalculables, et pas seulement pour la Hongrie. Les forces politiques qui cherchaient une issue politique à la dictature stalinienne du côté des idées communistes et de classe ouvrière, allaient être remplacées par d'autres, tolérées, voire protégées par la bureaucratie : des forces représentant les aspirations de la petite-bourgeoisie – à cette dernière, Kàdàr allait faire cadeau plus tard du fameux socialisme du goulasch ; l'Église, des courants réactionnaires divers.
Brisé par la répression, occulté dans les décennies suivantes, Octobre 1956 a été récupéré par la réaction, pour en faire un événément simplement antisoviétique et anticommuniste. Une vision reprise à son compte par la couche dirigeante en Hongrie lorsque, après avoir réprimé et opprimé les ouvriers au nom du communisme, elle a choisi après 1989 de se proclamer pro-capitaliste et pro-occidentale.
Les bouchers de 1956 ou leurs descendants, main dans la main avec les partisans du régime réactionnaire d'entre les deux guerres, ont proclamé le 23 octobre fête nationale. Et, fait symbolique, le quarantième anniversaire de l'insurrection sera commémoré sous l'égide d'un Premier ministre qui fut en 1956 un des membres fondateurs des unités de répression antiouvrières de Kàdàr et sous celle d'une opposition de droite réactionnaire dont les travailleurs n'avaient pas voulu, en 1956, le retour.
Mais malgré la mémoire brisée ou dénaturée, il n'est pas dit qu'avec un nouvel éveil, les travailleurs ne retrouveront pas tout naturellement le souvenir des conseils ouvriers de 1956, comme leurs aînés de 1956 ont su retrouver celui des conseils ouvriers de la révolution prolétarienne de 1919.
Georges KALDY
Lutte Ouvrière N°1477 du 25 octobre 1996.
comment une révolution a pu avoir lieu en l'absence de parti communiste révolutionnaire organisé ?