
pour faire plaisir a caupo un petit texte de husson
a écrit :6. Le mythe du capitalisme cognitif
La vague idéologique suscitée par la « nouvelle économie » a monté avec les cours boursiers
mais ne redescendra pas aussi vite qu’eux. Elle a donné lieu à des théorisations très
systématiques, et pour cela séduisantes, qui allaient à la racine des choses en soutenant que les
nouvelles technologies rendraient obsolète la théorie de la valeur-travail11. La détermination par le
travail socialement nécessaire de la valeur des marchandises ne correspondrait plus à la réalité
actuelle des rapports sociaux de production. Ce qui est identifié comme réellement nouveau dans
la « nouvelle économie », c’est bien cette perte de substance de la loi de la valeur qui conduit à
une mutation profonde, voire à un auto-dépassement du capitalisme. Les nouvelles technologies
introduiraient de ce point de vue quatre grandes transformations dans la production des
marchandises : rôle de la connaissance, immatérialité, reproductibilité, indivisibilité.
Le thème de l’immatérialité porte à la fois sur les processus de travail et le produit lui-même. Une
bonne partie des marchandises de la « nouvelle économie » sont des biens et services
immatériels, ou dont le support matériel est réduit à sa plus simple expression. Qu’il s’agisse d’un
logiciel ou d’un fichier de musique enregistré, ou encore mieux d’une information, la marchandise
moderne tend à devenir « virtuelle ». Tout cela est vrai, au moins partiellement, mais dépourvu de
toute implication théorique pertinente. Un tel constat ne peut troubler que les partisans d’un
marxisme primitif où, sous prétexte de matérialisme, la marchandise est une chose. La montée
des services aura au moins permis de liquider cette forme vétuste d’incompréhension de la forme
valeur. Ce qui fonde la marchandise, c’est un rapport social très largement indépendant de la
forme concrète du produit. Est marchandise ce qui est vendu comme moyen de rentabiliser un
capital.
Le rôle de la connaissance est invoqué en des termes très voisins par des théoriciens qui
prétendent dépasser Marx. Mais, ici encore, pauvre Marx ! Après lui avoir prêté la thèse selon
laquelle la marchandise est une chose, voilà qu’on lui fait dire que le travail est un geste. Sa
théorie serait donc mise à mal par l’activité intellectuelle des travailleurs, et l’économie de la
connaissance invaliderait la théorie de la valeur-travail. Il faut donc supposer que celle-ci ne
s’applique qu’à une « économie de l’ignorance » où des milliers de bras frappent l’enclume (sans
trop réfléchir) pour produire des choses en fer. Mais le travail de l’informaticien salarié échapperait
décidément à cette théorie obsolète. Comme s’il s’agissait d’une découverte de remarquer que le
capitalisme peut s’approprier l’ensemble de l’activité et des forces productives incarnées dans le
travailleur concret !
Marx a écrit, notamment dans les Grundrisse des pages saisissantes sur ces questions, qui
tranchent avec la platitude de ses « dépasseurs ». On peut même penser qu’il anticipe sur les
progrès ultérieurs de l'automation quand il écrit par exemple que « le travail immédiat en tant que
tel cesse d'être le fondement de la production, puisqu'il est transformé en une activité qui consiste
essentiellement en surveillance et régulation ; tandis que le produit cesse d'être créé par le
travailleur immédiat, et résulte plutôt de la combinaison de l'activité sociale que de la simple
activité du producteur »12. Dans le même registre, il est étonnant de lire sous sa plume que « plus
le capital fixe se développe sur une large échelle, plus la continuité du processus de production,
ou le flux constant de la reproduction, devient une condition et une contrainte extérieure du mode
de production capitaliste »13, tant cette proposition trouve un écho dans les analyses
contemporaines des processus de travail.
L'idée d'une dématérialisation de la production est également présente, lorsque Marx affirme que
« le travailleur n'insère plus, comme intermédiaire entre le matériau et lui, l'objet naturel
transformé en outil »14, de telle sorte que le travail est réduit « à une pure abstraction ». Dans ces
conditions, « ce n'est ni le temps de travail utilisé, ni le travail immédiat effectué par l'homme qui
apparaissent comme le fondement principal de la production de richesse », mais plutôt « le
développement de l'individu social »15.
Sur tous ces point, les partisans de l’économie de la connaissance, de Negri à Drucker en
passant par Rifkin16, disent au fond la même chose, fausse, à savoir que la connaissance est un
nouveau facteur de production qui ferait éclater le tête-à-tête entre le capital et le travail. Une
autre caractéristique de la « nouvelle économie » est la reproductibilité à coût très faible d’un
nombre croissant de marchandises. De manière stylisée, ces marchandises nécessitent un
investissement de conception très lourd, mais leur production est ensuite presque gratuite. Du
dernier CD de Michael Jackson à la plus récente molécule anti-Sida, on peut donner de nombreux
exemples de cette configuration. Or, elle entre en contradiction avec la logique de rentabilisation
du capital, en raison d’une autre véritable nouveauté. Une fois que le produit a été conçu, la mise
de fond n’est plus nécessaire pour les nouveaux entrants, pirateurs de logiciels ou fabricants de
médicaments génériques. On n’est pas dans ce cas de figure avec des produits comme par
exemple l’habillement ou la coiffure : on peut copier le modèle ou le procédé, cela ne réduit pas
les coûts de production dans la même proportion : il faut encore fabriquer le vêtement ou effectuer
la coupe de cheveux, et s’équiper pour cela. La marque, le prestige et la publicité réussiront plus
ou moins bien à rentabiliser la mise de fonds initiale. Mais avec les nouveaux produits, le
phénomène change de nature. Si je pouvais copier et vendre ses logiciels à prix coûtant,
j’emporterais le marché et réduirais à néant les investissements de Microsoft. La « nouvelle
économie » est donc le domaine du brevet, de la propriété intellectuelle renforcée, et des
innovations régressives qui cherchent à annuler les possibilités de l’innovation précédente,
notamment en matière de « copiabilité » des produits. Que faut-il en conclure ? Que le calcul
marchand et la loi de la valeur sont dépassés et qu’on entre irrésistiblement dans le royaume de
l’abondance et de la gratuité ? La technique nous permettrait donc de dépasser le capitalisme en
douceur, par une multitude de petites innovations venant le priver de sa substance. Le capital et
l’entreprise seraient solubles dans la connaissance et la communication et toute une série de
discours prophétiques ne se privent pas de pousser jusqu’à la limite, et donc jusqu’à l’absurde,
ces tendances observables.
Pour s’épargner les bévues récurrentes de la prospective, il faut adopter un point de vue un tout
petit peu plus dialectique consistant à dire deux choses à la fois. Première proposition : oui, ça
change ! Les transformations sont indéniables et on ne se laissera pas prendre à soutenir qu’il n’y
a « rien de nouveau sous le soleil ». Mais, justement, et c’est la deuxième proposition, ces
transformations doivent passer à la moulinette capitaliste. On n’en garde que ce qui convient au
plein essor de la marchandise, et toutes les potentialités réelles que recèlent ces innovations
doivent être formatées pour entrer dans le moule étriqué de la marchandise. C’est que les
nouvelles technologies présentent des dangers redoutables pour le capitalisme, au premier rang
desquels la gratuité des produits et la polyvalence du travail. La gratuité, ou au moins la
tarification publique, telle est la conséquence rationnelle de la structure de coûts caractéristique
de la « nouvelle économie », avec dépenses en amont très fortes et coût individuel pratiquement
nul. En amont, on trouve une dépense socialisée qui peut être la mise de fonds nécessaires pour
produire une nouvelle molécule ou la rétribution raisonnable d’artistes qui ne seraient plus payés à
la pièce ; en aval, la distribution se fait selon des tarifs qui n’ont plus qu’un rapport élastique avec
le coût. Dans la production elle-même, les transformations du travail rendent possible une
extension nouvelle de la polyvalence et une maîtrise des salariés sur l’ensemble du processus de
travail.