Contre Allende

Marxisme et mouvement ouvrier.

Message par Puig Antich » 01 Déc 2004, 22:25

( Les cordons industriels représentaient, au cours de la révolution chilienne, les organes les plus conscients de la classe : ils organisaient la production des 38 plus essentielles entreprises du pays, de même qu'ils défendaient les intérêts politiques et économiques de classe. )

Lettre que les cordons industriels envoyèrent à Allende six jours avant le coup d’Etat militaire
Le 5 septembre 1973,

A SON EXCELLENCE LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
CAMARADE ALLENDE

Voici venu le moment où la classe ouvrière organisée au sein de la Coordination Provinciale des Cordons Industriels, du Commando Provincial de Ravitaillement Direct et du Front Unique des Travailleurs en conflit, considère urgent de s’adresser à vous, alarmée par le déclenchement d’une série d’événements qui, selon nous, nous mènera non seulement à la liquidation du processus révolutionnaire chilien mais, à court terme, à un régime fasciste de coupe plus implacable et criminelle.

Auparavant, nous craignions que le processus vers le socialisme n’évolue vers un gouvernement du centre, réformiste, démocratico-bourgeois qui tendrait à démobiliser les masses ou à les mener à des actions insurrectionnelles de type anarchiques par pur instinct de conservation.

Mais désormais, après avoir analysé les derniers événements, notre crainte n’est plus celle-là; désormais, nous avons la certitude que nous sommes sur la pente qui nous mènera tout droit au fascisme.

C’est pourquoi nous allons énumérer pour vous les mesures que, en tant que représentants de la classe travailleuse, nous considérons indispensables de prendre.

En premier lieu, camarade, nous exigeons l’application du programme de l’Unité Populaire. Nous autres, en 1970, nous n’avons pas voté pour un homme, nous avons voté pour un programme.

Curieusement, le premier chapitre du programme de l’Unité Populaire s’intitule "Le Pouvoir Populaire". Nous citons, page 14 du programme:

..."les transformations révolutionnaires dont le pays a besoin ne pourront être réalisées que si le peuple prend le pouvoir entre ses mains et l’exerce réellement et effectivement"...

... "Les forces populaires et révolutionnaires ne se sont pas unies pour lutter pour la simple substitution d’un président de la République par un autre, pour remplacer un parti par un autre au gouvernement, mais pour mener à bien les changements de fond exigés par la situation nationale sur base du transfert du pouvoir des anciens groupes dominants aux travailleurs, à la paysannerie et aux secteurs progressistes des couches moyennes"..."Transformer les institutions actuelles de l’Etat de façon à ce que les travailleurs et le peuple exercent réellement le pouvoir"...

..."Le gouvernement populaire fondera essentiellement sa force et son autorité sur l’appui que lui offrira le peuple organisé"...

...page 15... "A travers une mobilisation des masses se construira, depuis les bases, la nouvelle structure du pouvoir"...

On parle d’un programme, d’une nouvelle constitution politique, d’une Chambre unique, de l’Assemblée du Peuple, d’un Tribunal Suprême avec membres désignés par l’Assemblée du Peuple,... Dans ce programme on indique qu’on rejettera l’utilisation des Forces Armées pour réprimer le peuple" (p.24)

Camarade Allende, si l’on ne vous disait pas que ces phrases sont citées du programme de l’Unité Populaire qui était un programme minimum pour la classe, dans de pareilles circonstances, vous nous diriez qu’il s’agit là du langage "ultra" des Cordons Industriels.

Mais nous demandons: où est le nouvel Etat? la nouvelle Constitution politique, la Chambre unique, l’Assemblée Populaire, les Tribunaux Suprêmes?

Trois ans se sont écoulés, camarade Allende, vous ne vous êtes pas appuyé sur les masses, et aujourd’hui, nous, les travailleurs, nous sommes méfiants.

Nous, travailleurs, nous ressentons une profonde frustration et du découragement lorsque notre Président, notre Gouvernement, nos Partis, nos organisations nous donnent cent fois l’ordre de nous replier plutôt que de nous ordonner d’avancer. Nous exigeons non seulement qu’on nous informe, mais aussi qu’on nous consulte sur les décisions qui en fin de compte sont déterminantes pour notre destin.

Nous savons que dans l’histoire des révolutions il y eut des moments pour se replier et d’autres pour avancer; mais nous savons, nous avons la certitude absolue que durant ces trois dernières années nous aurions pu gagner non seulement des batailles partielles mais également la lutte totale; nous aurions pu prendre en ces occasions des mesures qui auraient rendu le processus irrévocable, après le triomphe de l’élection des dirigeants de 1971, le peuple réclamait un plébiscite et la dissolution d’un Congrès antagonique.

En octobre, lorsque la volonté et l’organisation de la classe ouvrière maintinrent le pays en marche contre la grève patronale; lorsque, dans le feu de la lutte naquirent les Cordons Industriels et que la production, le ravitaillement, les transports furent maintenus grâce au sacrifice des travailleurs et que la bourgeoisie fut frappée d’un coup mortel, vous, vous ne nous avez pas fait confiance. Bien que personne ne puisse nier l’immense potentialité révolutionnaire démontrée par le prolétariat, vous avez donné comme issue une véritable gifle à la classe ouvrière, instaurant un Cabinet Civil/Militaire avec, comme circonstance aggravante, le fait d’y inclure deux dirigeants de la Centrale Unique des Travailleurs (CUT) qui, en acceptant d’intégrer ces Ministères firent perdre à la classe travailleuse la confiance qu’elle avait dans son plus grand organisme (organismo máximo) (13).

Organisme, qui quelque fut le caractère du gouvernement, devait se maintenir en marge de celui-ci et empêcher la moindre de ses faiblesses à l’égard des problèmes des travailleurs.

Malgré le reflux et la démobilisation que tout cela produisit, malgré l’inflation, les queues et les mille difficultés que les hommes et les femmes du prolétariat vivaient quotidiennement, lors de élections de mars ’73, ils firent preuve une fois de plus de clarté et de conscience en donnant 43% de votes militants aux candidats de l’Unité Populaire.

Ici aussi, camarade, il aurait fallu prendre les mesures que le peuple méritait, méritait et exigeait pour le protéger du désastre que nous pressentons maintenant.

Et déjà le 29 juin, lorsque les généraux et les officiers séditieux, alliés au Parti National, Frei et Patrie et Liberté se placèrent franchement en position d’illégalité, on aurait pu décapiter les séditieux et, s’appuyant sur le peuple et en donnant la responsabilité à des généraux loyaux et aux forces qui alors vous obéissaient, on aurait pu mener le processus à la victoire, on aurait pu passer à l’offensive.

Ce qui manqua alors, à chaque occasion, ce fut la détermination, la détermination révolutionnaire; ce fut la confiance dans les masses; ce fut la connaissance de leur organisation et de leur force; ce qui manqua, ce fut une avant-garde décidée et hégémonique.

Maintenant, non seulement, nous, travailleurs, n’avons plus confiance, mais nous sommes alarmés.

La droite a monté un appareil terroriste si puissant et bien organisé qu’il ne fait aucun doute qu’il est financé et dirigé par la CIA. Ils tuent des ouvriers, font sauter des oléoducs, des autobus, des chemins de fer.

Ils produisent des pannes de courant dans deux ou trois provinces, font des attentats contre nos dirigeants, contre les locaux de nos partis et des nos syndicats.

-Les punit-on, sont-il incarcérés?

-Non, camarade.

-On punit et on incarcère les dirigeants de gauche.

Les Pablo Rodriguez, les Benjamin Matta confessent ouvertement avoir participé au "tanquetazo" (14).

-Sont-ils écrasés, humiliés?

-Non, camarade.

On perquisitionne Lanera Austral de Magallanes en même temps qu’on assassine un ouvrier, et que l’on garde des travailleurs couchés sur le ventre dans la neige pendant de heures et des heures.

Les transporteurs paralysent le pays, laissant des foyers humides sans chauffage, sans aliments, sans médicaments.

-Est-ce qu’on le brime, est-ce qu’on les réprime?

-Non, camarade.

On brime les ouvriers de Corre Cerrillos, de Indugas, de Cemento Melon, des Cervecerias Unidas.

Frei, Jarpa et leurs comparses financés par ITT appellent ouvertement à la sédition.

-Est ce qu’on les écarte, est-ce qu’on porte plainte?

-Non, camarade.

On porte plainte, on demande la mise au ban de Palestro, d’Altamirano de Garretón, de ceux qui défendent les droits de la classe ouvrière.

Le 29 juin, des généraux et des officiers se sont soulevés contre le gouvernement, mitraillant pendant des heures le Palais de la Moneda, faisant 22 morts.

-Les a t’on fusillés, les a t’on torturés?

-Non, camarade.

On torture de façon inhumaine les marins et les sous-officiers qui défendent la constitution, la volonté du peuple, et vous-même, camarade Président.

Patrie et Liberté incite au coup d’Etat.

-Les emprisonne t’on, les punit-on?

-Non camarade.

Ils continuent à donner des conférences de presse, on leur donne des sauf-conduits pour qu’ils conspirent à l’étranger.

Pendant ce temps, on écrase SUMAR, où meurent les ouvriers et les habitants, et on soumet les paysans de Cautín aux châtiments les plus implacables, les promenant en hélicoptères, attachés par les pieds, au-dessus des têtes de leurs familles, jusqu’à ce qu’ils meurent.

On vous attaque vous, camarade. On attaque nos dirigeants, et à travers eux les travailleurs dans leur ensemble, de la façon la plus insolente et la plus libertine grâce aux millions dont dispose la droite pour ses moyens de communication.

-Est-ce qu’on les détruit, est-ce qu’on les réduit au silence?

-Non, camarade.

On réduit au silence et on détruit les moyens de communications de gauche, Canal 9 à la télévision, la dernière possibilité de faire entendre la voix des travailleurs.

Et le 4 septembre, troisième anniversaire du gouvernement des travailleurs, alors que nous, le peuple, étions 1.400.000 à vous saluer, à montrer notre détermination et notre conscience révolutionnaire, la FACH écrasait MADEMSA, MADECO, RITTIG lors d’une provocation des plus insolentes et inacceptables, sans qu’il y ait aucune réponse visible.

Pour toutes les raisons invoquées ici, camarade, nous, les travailleurs, sommes d’accord sur un point avec Monsieur Frei: ici, il n’y a que deux alternatives: la dictature du prolétariat ou la dictature militaire.

Bien sûr, monsieur Frei est également un peu naïf parce qu’il croit que cette dictature militaire sera seulement transitoire et le mènera en fin de compte à la présidence.

Nous sommes absolument convaincus qu’historiquement le réformisme qu’on recherche au travers du dialogue avec ceux qui nous ont trahis tant de fois est le chemin le plus rapide vers le fascisme

Et nous, les travailleurs, nous savons ce qu’est le fascisme.

Jusqu’il y a peu ce n’était qu’un mot que nous ne comprenions pas tous, et pour lequel nous devions chercher des exemples lointains, le Brésil, l’Espagne, l’Uruguay, etc.

Mais nous l’avons maintenant vécu dans notre propre chair, dans les perquisitions, dans ce qui arrive aux marins et aux sous-officiers, dans ce que souffrent les camarades de ASMAR, FAMAE, les paysans de Cautín.

Nous savons maintenant que le fascisme signifie en finir avec toutes les conquêtes obtenues par la classe ouvrière, les organisations ouvrières, les syndicats, le droit de grève, les pétitions.

Le travailleur qui réclame ses droits humains minimaux est licencié, emprisonné, torturé ou assassiné.

Nous considérons non seulement qu’on nous entraîne sur le chemin qui nous conduit au fascisme à une allure vertigineuse, mais on nous prive en plus des moyens de nous défendre.

C’est pourquoi nous exigeons de vous, camarade Président, que vous vous mettiez à la tête de cette véritable armée sans armes mais puissante quant à la conscience et la détermination, nous exigeons que les partis prolétariens mettent sur le côté leurs divergences et se transforment en véritable avant-garde de cette masse organisée mais sans direction.

Nous exigeons:

1° Face à la grève des transporteurs, la réquisition immédiate des camions, sans remboursement, par les organismes de masses et la création d’une entreprise étatique des transports pour que ces bandits n’aient plus jamais entre les mains la possibilité de paralyser le pays.

2° Face à la grève criminelle du Collège Médical, nous exigeons qu’on leur applique la Loi de la Sécurité Intérieure de l’Etat afin que la vie de nos femmes et de nos enfants ne soit jamais plus entre les mains de ces mercenaires de la santé. Tout le soutien aux médecins patriotes.

3° Face à la grève des commerçants, qu’on ne refasse pas l’erreur d’octobre où nous avons clarifié que nous n’en avions pas besoin comme corporation. Qu’on mette un terme à la possibilité pour ces trafiquants, alliés aux transporteurs, de prétendre assiéger le peuple par la faim. Que s’établissent une fois pour toutes la distribution directe, les magasins populaires, le panier populaire. Que passent dans le domaine social les industries alimentaires qui ne sont pas encore entre les mains du peuple.

4° Dans le domaine social, qu’on ne rende aucune des entreprises où existe la volonté majoritaire des travailleurs d’en garder le contrôle, et que celles-ci passent dans le domaine prédominant de l’économie. Qu’on fixe une nouvelle politique des prix. Que la production et la distribution des industries du domaine social soient dissociée. Suppression de la production de luxe pour la bourgeoisie. Qu’on exerce un véritable contrôle ouvrier dans ces entreprises.

5° Nous exigeons qu’on déroge à la Loi de Contrôle des Armes, nouvelle "loi maudite", qui n’a servi qu’à humilier les travailleurs avec les perquisitions pratiquées dans les industries et les bidonvilles, et qui fait office de répétition générale pour les secteurs séditieux des Forces Armées, en leur permettant d’étudier ainsi l’organisation et la capacité de réponse de la classe ouvrière, dans une tentative pour l’intimider et identifier ses dirigeants.

6° Face à la répression inhumaine des marins du Valparaiso et du Talcahuano, nous exigeons la liberté immédiate de ces héroïques frères de classe dont les noms sont déjà gravés dans les pages de l’histoire du Chili. Qu’on identifie et qu’on punisse les coupables.

7° Face à la torture et à la mort de nos frères paysans de Cautín, nous exigeons un jugement public et le châtiment correspondant pour les responsables.

8° Pour tous ceux qui sont impliqués dans les tentatives de faire tomber le gouvernement légitime, la peine maximale.

9° En ce qui concerne le conflit de Canal 9 à la télévision, que ce moyen de communication des travailleurs ne soit ni remis ni fermé sous aucun prétexte.

10° Nous protestons contre la destitution du camarade Jaime Faivovich, sous-secrétaire des Transports.

11° Nous demandons qu’à travers votre propre appui, s’exprime tout notre soutien à l’ambassadeur de Cuba, le camarade Mario García Incháustegui, ainsi qu’à tous les camarades cubains persécutés par la réaction la plus experte, et qu’on leur offre nos quartiers prolétariens pour y établir leur ambassade et leur résidence en remerciement à ce peuple qui a été jusqu’à se priver de sa propre ration de sucre pour nous aider dans notre lutte. Qu’on expulse l’ambassadeur nord-américain par l’intermédiaire duquel le Pentagone, la CIA et ITT fournissent des instructeurs et du financement aux séditieux.

12° Nous exigeons la défense et la protection de Carlos Altamirano, Mario Palestro, Miguel Enriquez, Oscar Garretón, persécutés par la droite et le Ministère de la Marine parce qu’ils défendent vaillamment les droits du peuple avec ou sans uniforme.

Nous vous avertissons, camarade, avec le respect et la confiance que nous avons encore, que si vous n’accomplissez pas le programme de l’Unité Populaire, si vous ne faites pas confiance aux masses, vous perdrez le seul soutien réel que vous avez comme personne et comme gouvernant et vous serez responsable d’avoir mené le pays non pas à la guerre civile qui est déjà en plein développement, mais au massacre froid, planifié de la classe ouvrière la plus consciente et la plus organisée d’Amérique latine; [nous vous avertissons] que ce gouvernement, porté au pouvoir et maintenu au prix de tant de sacrifices consentis par les travailleurs, les habitants des bidonvilles, les paysans, les étudiants, les intellectuels, les membres des professions libérales, portera la responsabilité historique d’avoir détruit et décapité, qui sait dans quel délai et à quel prix sanglant, non seulement le processus révolutionnaire chilien mais celui de tous les peuples latino-américains en lutte pour le socialisme.

Et si nous faisons cet urgent appel, camarade Président, c’est parce que nous pensons qu’il s’agit là de l’ultime possibilité d’éviter ensemble la perte par centaines de milliers de vies du meilleur de la classe ouvrière chilienne et latino-américaine.
Puig Antich
 
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