Carnets de la Révolution russe par Nikolaï Soukhanov

[Zorglub]

mode jeu de mots pourri :
Je suis perso plus bœuf Strogonov que Michel Strogoff.
fin mode jeu de mots pourri

Merci pour tous vos commentaires. Cela donne envie de s'y mettre avec en préambule, à défaut de relire l'Histoire de la révolution russe, La révolution de février de Tarassov-Rodionov.

[Cyrano]

Ah oui, faut faire des pauses. Parfois je ne sais même plus quel jour on est. Là, j'ai reposé, j'attends un peu: ça va être le grand jeu, septembre et octobre.
Ce qui est intéressant, c'est que ça a été rédigé immédiatement après cette révolution et avant qu'on puisse être tenté de refaire un peu les portraits ou les péripéties avec la connaissance de la suite des évènements.
Le petit croquis rapide sur Staline est particulièrement savoureux.
J'ai bien aimé aussi les interrogations de Soukhanov qui se demande en plusieurs pages comment se fait-il que tous les bolchéviks de Petrograd qui avaient vu s'accomplir la révolution démocratique bourgeoise – eh bien, ça, c'est fait! – ont finalement basculé pour se ranger derrière Lénine, le Méphistophélès réincarnation de Bakounine. C'est vrai que comme tu dis Ottokar, y'avait pas de direction vraiment claire.
J'ai aussi été frappé par la présence forte des ouvriers, des vrais, et des soldats, des vrais, arrivant dans les beaux palais du pouvoir pour lire telle ou telle déclaration. C'est un peu brut mais meilleur qu'une déclaration de notre intersyndicale depuis presque trois mois.
Je ne veux rien spoiler, mais va à la page 856, en bas. Léon trotsky sermonne Soukhanov. Tout est dit.

[Ottokar]

Effectivement, l'intéressant est que c'est écrit à chaud, par un non bolchévik honnête, un électron libre, journaliste plutôt que militant, internationaliste, zimmervaldien, contre la guerre et sincèrement pour le socialisme. Mais il pense qu'une prise du pouvoir immédiate par le prolétariat ne peut aboutir qu'à un échec du type de la Commune, sauf s'il s'inscrit dans une révolution européenne. Il est donc contre la guerre mais c'est par raison qu'il accepte que des bourgeois, va-t'en-guerre et impérialistes constituent le premier gouvernement, se disant que la suite des évènements permettrait de résoudre les problèmes.

Du coup j'ai essayé de voir avec ses yeux et de me demander ce qui aurait pu se passer si... Je ne vois que deux hypothèses. La plus probable, en l'absence d'un Lénine et d'un parti bolchévik aurait été une situation comme en Allemagne en 18-19 : les bourgeois, les généraux restent en place, les partis "soviétiques" (socialistes) pensent pouvoir "contrôler" ce gouvernement, garder l'équilibre entre les deux pouvoirs. Mais devant l'activité des masses, le refus d'obéir des soldats et des ouvriers, la révolte paysanne, une répression aurait été inévitable et la révolution écrasée.

L'autre hypothèse aurait été celle que Lénine formulait avant 17 : le soviet garde le pouvoir qu'il a conquis dès février, balaie les résidus du tsarisme. Des révolutionnaires aussi honnêtes que Soukhanov, mais aussi décidés que Danton ou Robespierre en 1792 se partagent le pouvoir, c'est la fameuse "dictature démocratique". Ce n'est pas octobre, ce pouvoir révolutionnaire est partagé entre des partis différents, des SR aux équivalents-bolchéviks, et les questions (la terre, la paix, le contrôle à l'usine...) se tranchent au fur et à mesure, au sein du soviet. La direction de la révolution n'est pas déterminée, et en cours de route, les masses découvrent les obstacles qui se dressent devant elles, comment obtenir la terre, comment contrôler l'usine, comment arrêter la guerre.

Cette hypothèse n'était pas absurde à priori, mais depuis 1848, elle ne s'est plus jamais représentée car les modérés des révolutions (l'équivalent des Girondins de 1792) ont toujours reculé et fini par se jeter dans les bras de la réaction. Mais on comprend que les bolchéviks aient été un peu désarçonnés. Tel qu'il est décrit par Soukahnov, c'est l'attitude de Chliapnikov, principal militant ouvrier cité : il n'ose pas contester frontalement la formation de ce gouvernement bourgeois, cela voudrait dire poser sa candidature au pouvoir (!) alors qu'il se sait minoritaire au Soviet et n'est pas sûr de lui. Mais il trouve toutes les occasions de s'y opposer, par instinct de classe.

Puis arrivent de déportation Kamenev et Staline qui mettent le coup de barre à droite et sont pris par l'euphorie générale, l'illusion unitaire de la victoire. Des illusions que Lénine n'aura pas trop de mal à dissiper en avril. Allez, j'y retourne, puisque la description du retour de Lénine vaut la peine, paraît-il...

[Cyrano]

«Des illusions que Lénine n'aura pas trop de mal à dissiper en avril.»
Pas trop de mal, pas trop de mal, oui et non, tu verras. Car l'accueil des thèses de Lénine sera particulièrement hostile – ou au mieux, dubitatif.
La coalition de divers partis, après février, oui, certes.
Faut bien se mettre en tête que les illusions étaient une chose mais avant de parler de cette illusion, il faut considérer que les bolchos étaient bel et bien dans la ligne, c'était la politique prévue. Ils suivaient le schéma orthodoxe qui était dans les têtes bolchéviques et menchéviques : la Russie fait d'abord sa révolution démocratique bourgeoise et ensuite pourra développer les conditions matérielles et politiques permettant d'envisager une autre révolution, mais socialiste, mais dans le futur – tout dépendra de la vitesse possible de la DeLorean de l'époque. C'est l'antithèse des idées de Léon Trotsky avec son idée de révolution permanente.
Lénine en arrivant en avril prend de court tous les bolchos ou menchéviques, marxistes avérées, – tenant de l'orthodoxie. Soukhanov note qu'il ne voit qu'Alexandra Kollontaï soutenant le soudain virage "anarchiste" et "anti-marxiste" de Lénine.

[Cyrano]

Y'a personne d'autre qui lit? Ou bien, y'en a qui attendent la fête pour payer les deux pavés en vignettes?
Quand je vois le compteur des lectures sur ce sujet du forum, j'vois bien que ça intéresse. Mais faudrait un peu oser mettre son point de vue, eh! ça aiderait à l'animation.

[artza]

Comme je l'indique au début de ce fil je possède l'édition de 1965 chez Stock sous le titre la révolution russe, 1917.
Un seul volume 333 pages ! plus 23 pages de notes et d'index et 11 pages d'introduction de Joël Carmichael qui avait établi cette édition (très) abrégée en anglais.

J'ai sorti ce bouquin de la cave et de l'oubli heureusement échappé à la critique rongeuse des souris.
Je vais m'y coller dans les instants épargnés par l'usure de la routine.
Je ne manquerais pas de révéler ici mes réflexions.

[Cyrano]

eh, artza! ce matin ! A la grâce de dieu.
- tiens? t'as Soukhanov?
- j'ai quoi, qui?
- Les mémoires de Soukhanov.
- Ah oui, c'était à la Recyclerie. 2 euros, j'ai pris. Mais je ne lirai pas.
- Tu me le prêtes, alors?
- Pouh, je te le donne, si tu veux. Prends.
..... et voilà! Cool. J'ai pas osé lui demander si il avait acheté sa copine à la Recyclerie - sur un malentendu.

C'est une édition reliée du Cercle du nouveau livre d'histoire. Je regarderai après, lorsque j'aurai fini l'autre, les deux gros. J'ai vu que y'avait une lettre de Lounatcharski au Nicolaï, pour une correction.

[Cyrano]

artza, au sujet de Lénine à paris, d'Aline: J'ai remonté ce petit livre de ma cave ce matin.
artza, au sujet des mémoires de Soukhanov: J'ai sorti ce bouquin de la cave et de l'oubli

Y'a beaucoup de livres dans la cave?!

[Ottokar]

«Des illusions que Lénine n'aura pas trop de mal à dissiper en avril.» Pas trop de mal, pas trop de mal, oui et non, tu verras.

Oui, pas trop de mal, car même si ses thèses prennent le parti à rebrousse-poil, contredisent violemment la ligne impulsée par Kamenev et Staline, brisent le consensus général unitaire, il arrive à convaincre l'ensemble du parti en à peine un mois. C'est la marque de la confiance des militants dans leur dirigeant sans doute, mais aussi du fait que cela correspond à ce que ressentait la base ouvrière du parti. On en trouve des marques, aussi bien dans Trotsky que dans Soukhanov avec des déclarations de méfiance (sans suite), des attaques contre le gouvernement, les patrons, la hiérarchie militaire... là où les officiels du soviet craignent sans cesse le moindre clash, se contentant de vagues déclarations ou de demi-silences.

le schéma orthodoxe qui était dans les têtes bolchéviques et menchéviques : la Russie fait d'abord sa révolution démocratique bourgeoise et ensuite pourra développer les conditions matérielles et politiques permettant d'envisager une autre révolution, mais socialiste, mais dans le futur

Pas d'accord avec cela, il suffit de se reporter à la brochure "Deux tactiques de la SD" de Lénine résumant le 3e Congrès, au printemps 1905

La révolution démocratique est bourgeoise. Le mot d'ordre de partage égalitaire, ou de terre et liberté... est bourgeois. Mais nous, marxistes, nous devons savoir qu'il n'y a pas et qu'il ne peut y avoir pour le prolétariat et pour la paysannerie d'autre chemin vers la liberté véritable que celui de la liberté bourgeoise... pour rendre le socialisme plus proche, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir aujourd'hui d'autre moyen qu'une entière liberté politique, qu'une république démocratique, que la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie.... [Il ne faut pas] abandonner la cause de la révolution entre les mains de la bourgeoisie qui se détournera inévitablement de l'accomplissement conséquent de la révolution.

Les tâches sont bourgeoises, certes, mais le parti du prolétariat ne doit pas se reposer sur la bourgeoisie pour les accomplir. Le parti du prolétariat est le parti le plus révolutionnaire. Il est logique pour Lénine qu'il soit celui qui se porte à la tête de la révolution. Ce qui se passera ensuite, on verra, selon que dans cette "dictature démocratique" c'est l'élément petit-bourgeois (paysan) qui l'emporte ou l'élément ouvrier socialiste, selon que la révolution se développe en Europe ou pas.

Mais aller rendre les clés respectueusement aux bourgeois pas question ! Et c'est d'ailleurs prophétique : le texte est écrit au printemps 1905. A l'automne, quand la grève générale se poursuit, mais pour les 8h, les bourgeois apeurés n'ont qu'un idée, trahir la révolution et se jeter dans les bras du tsar !

De là à le mettre en pratique quand les évènements s'enchaînent si vite, quand "tout le monde" trouve normal la situation de février avec le tsar arrêté, les anciens dignitaires au pouvoir, et un Soviet qui croit les "contrôler"...

[Ottokar]

Du coup, j'ai relu les pages correspondantes de Trotsky. Profondeur, sens de la formule, généralisations, c'est un autre calibre ! Et si Soukhanov est abondamment cité, les épithètes ne sont guère aimables.

Bon mais on l'a dit, c'est autre chose, un "journal" et un livre d'Histoire. Lire Soukhanov, c'est un peu vivre la révolution dans Libé et Le Monde...