a écrit :Q Est-ce que quelque chose de la différence sexuelle s'inscrit dans ce type de société, autrement que dans nos sociétés de refoulement et de domination ?
Des livres sur la parenté, il y en a eu des tonnes. Des livres sur les rites des hommes aussi'. Mais il y a une chose qui est importante à dire, c'est que dans cette société, les femmes ne sont pas du tout lésées. II existe des gens qui défendent encore aujourd'hui des thèses aberrantes: dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les hommes auraient le pouvoir parce qu'ils chassent et les femmes seraient dominées parce qu'elles cueillent. C'est important de démonter ce préjugé : si on inscrit une domination des hommes sur les femmes déjà dans ces sociétés, c'est grave. Toutes les analyses qui sont faites maintenant tendent à prouver qu'il n'en était rien4, il n'y a jamais eu de domination à ce niveau-là... et puis, de toute façon la chasse est quand même plus rare que la cueillette, qui est, elle, une activité quotidienne.
En ce qui concerne les relations hommes-femmes, on peut partir d'une réalité: le camp des hommes est à l'écart et les femmes n'ont pas le droit d'en prendre le chemin, ni d'y entrer, sinon, tabou de mort. Au moment où j'étais là, il y avait une jeune femme que son mari alcoolique, violent battait. Un jour, dans un moment de colère, elle a commencé à marcher vers le camp des hommes. Les autres ont essayé de l'arrêter par des cris, puisqu'elles ne pouvaient pas se lancer à sa poursuite sur le chemin. Elle s'est finalement arrêtée. mais Pendant toute la nuit, les hommes ont discuté : c'était la veille d'un déport de la communauté vers un outre lieu et ils voulaient punir toutes les femmes en refusant qu'elles portent avec eux. Tout le monde a fini par partir, ensemble, mais les femmes m'ont dit: "Ils vont la chanter à mort". Chanter à mort cela veut dire une condamnation par tout le groupe, qui peut prendre des années et faire mourir. Au moment où j'étais là, j'ai entendu parler de deux personnes d'une autre communauté qui étaient mortes, parce qu'elles avaient été chantées à mort des années auparavant.
Pour en revenir à l'histoire de cette femme, qui avait marché vers le camp des hommes, elle a été chantée à mort. Mais pas elle toute seule, elle et son homme. C'était le couple qui était perturbateur, c'était à cause de l'homme qu'elle était entrée dans cet état. Et quand elle a recommencé quelques mois plus tard, là les femmes l'ont attrapée et l'ont battue. Elles l'ont battue parce qu'elle les mettait toutes en danger. Maintenant elle ne peut plus marcher.
La communauté des hommes est séparée de celle des femmes. Le camp des hommes est à l'extérieur alors que celui des femmes est au centre immédiat au milieu du camp des familles. La convention est que les hommes ne peuvent pas entrer dans cet espace du centre, ce serait aberrant, cela ne leur vient pas même à l'idée de s'arrêter, de regarder. Alors, en ce qui concerne les rites par exemple, je dirais que le secret des femmes est différent de celui des hommes. Les hommes ont besoin de se cacher, mais le secret des femmes est à l'air libre. Effectivement, c'est moi qui pense cela. Mais j'ai trouvé qu'il y avait un grand respect dans ces relations. Lorsque femmes et hommes se retrouvent dans les camps des familles, lorsqu'ils sont peints après les cérémonies ( ils n'enlèvent pas leurs décorations sur leur corps), les hommes voient les dessins peints sur les corps des femmes et les femmes ceux que portent les hommes, mais chacun ignore le sens des dessins de l'autre. Ils les voient, mais ne savent pas la signification. De la même manière, les femmes ont leurs tablettes sacrées , et les hommes aussi, et il y a tabou de mort sur quiconque voit les tablettes de l'outre sexe. Cela s'est passé, il y a trois ans: des hommes avaient vu des tablettes de femmes. Les femmes se sont vengées sur ces hommes et la communauté des hommes 0 approuvé la vengeance.
Les rites sont célébrés façon "hommes" et façon "femmes". Il y a dans cette société un espace entre hommes et un espace entre femmes. Ainsi par exemple, la "magie de l'amour". Cette magie est différente pour les hommes et les femmes : sur certains sites, il s'est passé quelque chose qui donne à tous les chants liés à la 'magie de l'amour" un pouvoir de séduction sur l'être désiré de l'autre sexe. Quand un homme a envie d'une femme, il demande à ses amis de venir avec lui dans la brousse, hors du camp, et ils vont chanter certains chants, éventuellement l'homme sera peint et, en principe, ces chants ont un pouvoir de séduction sur la femme. Elle ne le soit pas. C'est une sorte de pouvoir télépathique qui agit. Pour les femmes, c'est pareil: quand elles désirent un homme, elles vont dans la brousse avec d'autres femmes et chantent un chant. Les chants sont différents. mais tous y croient, et disent : "un tel ou une telle, je l'ai "eu(e)" parce que j'ai chanté". Autre chose agit aussi : suivre la trace, marcher dans la trace de celui ou celle que l'on aime. La base de tout ce système, c'est la trace. La trace que les ancêtres ont laissée avec un arbre, un roc où l'ancêtre est entré, sorti, ou un point d'eau, de la même façon. Les traces de la chasse : savoir pister un animal, reconnaître les traces d'un animal, hommes et femmes sont très forts pour cela (les femmes prennent aussi des petits animaux, des lézards)... il m'est arrivé d'aller chasser avec les femmes : elles creusent dans la terre pour attraper des petits lézards et elles me montraient parfois une trace que moi, je voyais à peine, en me disant qu'une telle était passée par là il y avait un mois et demi... Donc séduire quelqu'un, test marcher dans ses traces sons être vu(e).
Les femmes Walpiri ne sont pas enfermées. Jamais je n'ai entendu là-bas un homme mépriser les femmes ou dire qu'elles ne comptaient pas. Ils les respectent énormément. If y a bien sûr un déséquilibre maintenant, dû à l'acculturation par les Blancs, à l'introduction de certains modes de vie et à ces nouvelles formes politiques que les Blancs ont imposées . Si les femmes Walpiri ont connu le viol, c'est à cause des Blancs qui les ont sous-employées, prostituées. C'est comme l'histoire d'une femme bushman d'Afrique du sud qui, quand on a voulu la filmer a dit: "Ne filmez pas mon visage, on me l'a volé"; elle avait été prostituée et C'étaient les Blancs qui lui avaient volé son visage:
Q Pour qu'il y ait de la différence sexuelle, il faudrait aussi que les ethnologues puissent la lire.
La plupart des ethnologues sont terriblement misogynes. Ceux qui ont travaillé en Australie, étant des hommes, ont été reconnus, adoptés par des hommes. Ils n'ont pas vu par exemple que les femmes, elles aussi, avaient des rituels, des cérémonies et ils en ont conclu que les femmes ne comptaient pas dans la vie rituelle, ce qui est une aberration. Elles ont une vie rituelle qui a la même importance que celle des hommes, et si elles ne l'avaient pas, à la limite ce que font les hommes n'aurait aucun sens. Pendant leur cycle d'initiation, qui dure cinq mois, les garçons vont dans le camp des hommes, où les femmes n'ont pas le droit d'aller Alors, les mères se retrouvent provisoirement célibataires et elles vont habiter dans le camp des femmes, réservé normalement aux veuves et aux célibataires. Les femmes célibataires, elles aussi, ne le sont que provisoirement: la règle veut que les hommes aient en général deux femmes, sinon trois ou quatre et qu'ils dorment la nuit avec la première femme et aient dans la journée dés relations sexuelles avec les autres. mais, en fait, ils alternent leurs épouses la nuit, et donc celles qui se retrouvent seules viennent dormir dans le camp des femmes. II y a donc une population tournante. Les veuves, qui peuvent être parfois très jeunes parce qu'elles sont mariées très jeunes à des hommes vieux, doivent rester en deuil un on ou deux. Si elles sont très jeunes ou si elles sont mères d'un tout petit enfant, le deuxième mari est choisi par la famille, mais à partir du moment où elles sont mères d'un enfant initié (circoncis), elles acquièrent un nouveau statut, qui est traduit par les Aborigènes (maintenant en anglais) par "business women" : "business", c'est tout ce qui concerne les rituels, les cérémonies. Donc les garçons sont pris en charge par les hommes et les femmes se retrouvent dans la communauté des femmes, avec leur statut de célibataire et de "business women", à célébrer pendant cinq mois des cérémonies analogues à celles que les hommes célèbrent, c'est-à-dire concernant les mêmes ancêtres, mais façon femmes. Ce sont les mêmes histoires qui sont chantées, les mêmes itinéraires qui sont célébrés, mais avec des chants, des denses de femmes, des peintures de femmes, différentes de ceux des hommes. En devenant "business women"; les femmes acquièrent tout un savoir, qui leur est transmis par les autres femmes. Elles ont leurs propres sites, leurs propres interprétations. Et d'ailleurs, si elles m'ont demandé à un moment de les aider à se procurer un camion, c'est parce que les voitures sont devenues une sorte de privilège des hommes (ils vont chasser en voiture) et qu'elles, qui ne conduisent pas, ne peuvent pas aller au loin faire leurs cérémonies, dans leurs sites, depuis leur sédentarisation.
En Walpiri, c'est le même mot qui sert pour dire les cérémonies des femmes ('business") et le sang. Les hommes utilisent beaucoup le vrai sang pour les cérémonies, mais les femmes utilisent plutôt la peinture, avec de la graisse animale (maintenant plutôt du beurre ou de l'huile) comme support.
La vie quotidienne des femmes Walpiri, est mêlée à leurs activités rituelles. Par exemple, l'activité du matin commence par le récit des rêves de chacune, toujours référés à d'autres rêves de leur culture, liés aux ancêtres. Lorsque j'étais là-bas, je faisais des rêves incroyables et je les racontais aux femmes le matin. Elles étaient très amusées et les commentaient très très vite, en me disant que c'était bien ou en fronçant les sourcils. Avec elles, je parlais quelques mots d'anglais, quelques mots de Walpiri, mais elles utilisent entre elles un langage des moins, très particulier Une gestuelle qui fait travailler tout le corps, les moins, le regard. Ce langage s'est développé à couse du voeu de silence du deuil, qui dure un on ou deux pour la veuve. Elles l'utilisent lorsqu'elles parlent des choses secrètes, donc de leurs rituels, de leur "business", lorsqu'elles font des commérages, principalement sur les choses de l'amour, et aussi en cas de conflit : quand deux femmes se disputent et vont en venir aux cris, soudain ça s'arrête et elles se mettent à communiquer par gestes, dans une sorte de danse qui met tout le corps en jeu. Le moment des deuils est un moment important, sur le plan des cérémonies. Lorsque j'étais là-bas, un homme d'une autre communauté est mort, et toutes les femmes qui étaient des "mères" pour lui du point de vue de la parenté sont entrées en deuil. On leur a construit un camp à proximité du camp des femmes, où elles ont fait vœu de silence durant deux semaines. Toutes les autres femmes se sont peintes en blanc sur les bras et le corps et se sont lamentées avec un chant extraordinaire... tout à fait tragique quelque chose de la voix impossible à expliquer... presque une transe. Elles marchaient en petits groupes, en se croisant, avec une danse qui n'a rien à voir avec les autres danses rituelles et qui comporte une espèce de saut, les bras et les jambes élancés en l'air, puis elles se rattrapent par les épaules et se consolent tout en continuant cette lamentation. Puis elles prennent leurs bâtons (ce sont leurs "ormes" à elles, elles s'en servent à la fois pour fouir le soi quand elles cherchent la nourriture et dans leurs cérémonies pour danser autour) et elles se topent sur la tête avec jusqu'à ce que le sang coule. C'est pour cela que les femmes ont toujours une sorte de plaie sur le sommet de la tête, rouverte à chaque deuil.
La tête a d'ailleurs une très grande importance. Elles passent leurs journées à s'épouiller les unes les autres et à s'arracher leurs cheveux blancs. On voit très peu de femmes âgées avec des cheveux blancs ; la plupart du temps, si leurs cheveux ne repoussent pas blancs, elles les gardent, sinon elles n'en ont presque pas. Et puis ou moment des deuils de parents proches, elles se rasent les cheveux et les utilisent alors pour faire des ceintures, des cordes à colliers ou des cardes sacrées qui servent à enduire le corps de peinture ocre en matière de guérison.
Dans les rapports des femmes entre elles, il y a une très grande complicité. Une certaine dureté aussi, mais surtout, une très grande tendresse. Elles ont parfois des relations homosexuelles entre elles, et si 'elles se font belles, c'est moins pour les hommes que pour les autres femmes... N'importe quelle femme arrive, se couche sur une autre et lui demande de l'épouiller, qu'on lui fosse des choses dans la tête ou les cheveux. C'est un plaisir évident. Elles mélangeaient souvent leurs cheveux aux miens pour que j'aie des poux et pour pouvoir aller me les chercher. Elles étaient toujours très déçues que je n'en oie pas (j'en ai maintenant, mais c'est trop tard...). Elles me prenaient parfois les cheveux pour me les arracher d'une façon très particulière et elles étaient déçues que je n'en éprouve pas de plaisir. Cela me faisait mal, mais pour elles, de toute évidence, c'était presque orgasmique. Elles m'ont peinte aussi, comme elles se peignent, en dessinant d'abord les contours avec un doigt à l'ocre rouge ou jaune, puis en encerclant avec un bâtonnet, petit à petit, ces contours avec des auréoles blanches, des arabesques... je n'ai jamais vu deux fois le même motif, bien que la structure du dessin reste fixe et ô base de traits et de ronds. Pour les "business women", il faut être grasse, avoir beaucoup de place sur le buste et les bras pour pouvoir faire les dessins les plus compliqués. Je ne suis pas très grosse, mais j'ai grossi là-bas, alors que je ne mangeais pas beaucoup. Et les femmes m'ont dit que c'étaient !es dessins, la graisse des dessins qui me nourrissait, spirituellement et physiquement... c'était extraordinaire, comme sentiment...
Dans leur vie quotidienne, les femmes sont surtout préoccupées par le fils (le fils selon la parenté; toute femme est à un moment ou un outre mère d'un fils selon la parenté), et c'est parce qu'il n'est pas là. Elles lui procurent la nourriture jusqu'à l'âge de 30 ans. dans cette société, les enfants sont rois, ils sont adorés, ils peuvent faire ce qu'ils veulent. mais les femmes connaissent aussi l'avortement (la vieille méthode de courir longtemps, puis de se faire des fumigations) et jamais une femme n'est bannie, ou même mal vue, parce qu'elle est stérile.
II est vrai que les femmes Walpiri ont subi d'autres influences ces trente dernières années. Elles ont, pour la plupart de celles qui ont 40 ans, été victimes de l'alcoolisme et de la prostitution imposés par les Blancs. Mais elles sont revenues, et les femmes plus âgées qu'elles ont continué à leur transmettre les connaissances sacrées... Maintenant, c'est un peu différent, elles ont les allocations familiales, elles disposent d'argent, il y a une infrastructure blanche qui fait que les petites filles vont à l'école, puis dans une sorte de pensionnat pour Aborigènes où elles reçoivent une sorte de formation d'infirmières ou d'institutrices. Mais ça ne les intéresse pas du tout de travailler Pour elles, la ville, c'est comme une initiation, elles y vont parce qu'elles y sont obligées, ou bien parce que cela leur plaît mieux que de s'occuper du mari qu'elles ont très jeunes. Mais elfes n'ont pas envie de rester en ville. Elles sont très heureuses dé revenir vivre chez elles.
Dans cette société, il n'y a pas d'initiation pour les femmes, au sens où cela se produit pour les garçons par exemple, mais transmission de tout un savoir qui est un art: art de peindre le corps ou les tablettes, de chanter les chants, de danser, en sachant ce que l'on peint, chante, danse. Et ce sont les femmes qui transmettent ce savoir. Les petites filles sont peintes par !es femmes jusqu'à l'âge de 7, 8 ans. Ensuite, elles ne sont plus peintes. C'est alors le temps des amours qui peut commencer puis la maternité. C'est quand leur fils est circoncis (toujours le fils selon la parenté) qu'elles peuvent avoir accès à ces connaissances, peindre, être peintes, chanter, danser, comme les autres femmes leur apprennent à le foire.
Ce sont des secrets qu'elles m'ont transmis, à moi aussi, mais quel sens cela aurait-il que je les livre ? Lorsque je les ai filmées, ces femmes m'ont demandé de ne pas montrer ce qu'elles faisaient aux hommes d'ici. C'est pour cette raison que je suis venue vous en parler, à vous, tout de suite en rentrant, dans un lieu entré femmes. Ces femmes m'ont acceptée comme femme. Je vivais avec elles, et elles m'ont dit de montrer le film aux femmes d'ici... il y a une logique dans cette société.