"Mais la N.E.P. – économiquement inévitable dans les conditions qui sont celles de 1921 – est en même temps lourde de menaces pour la Révolution. Elle permet à la campagne l'enrichissement inégal des paysans aboutissant rapidement à la constitution d'une catégorie de paysans riches, les "Koulaks", dont les domaines vont croissant et qui, de plus en plus, emploient des paysans pauvres ou " Biedniaks" comme ouvriers salariés. Dans les villes on assiste à une véritable mutation au sein de la classe ouvrière. Les cadres ouvriers de l'ancien parti bolchevique ont été décimés par la guerre civile. L'épuisement physique, les maladies, les missions, les affectations lointaines ont dispersé et réduit ce premier noyau de révolutionnaires prolétariens. Une nouvelle classe ouvrière se constitue. Issue de la paysannerie pauvre, elle est dépourvue de toute tradition politique prolétarienne et est, de ce fait, particulièrement sensible à l'influence de la nouvelle bourgeoisie engendrée par la N.E.P., qui, rapidement présentera aux yeux des masses, un modèle de "mode de vie" totalement étranger aux idéaux révolutionnaires. Ce mode de vie, ce luxe tapageur, ce goût du lucre joueront un rôle démoralisateur profond dans toutes les couches sociales défavorisées de la Russie des Soviets et particulièrement dans la classe ouvrière urbaine en contact avec ces nouveaux bourgeois que sont les "Nepmen", comme avec les anciens cadres administratifs et techniques qu'il a bien fallu réemployer faute d'avoir eu le temps d'en former de nouveaux.
Sur le plan strictement économique non plus la N.E.P. n'est pas un succès total. L'industrie légère dans laquelle les "privés" ont investi de préférence à la lourde, parce que les bénéfices y sont plus rapides, progresse plus vite et au détriment de cette dernière qui est, pour l'essentiel, restée secteur d'Etat. La hausse des prix des produits de l'industrie légère les rend inabordables pour la grande masse des paysans. C'est la crise dite "des ciseaux". Les prix industriels et les prix agricoles, après s'être recoupés, s'éloignent désormais. Cette crise renforce d'une part les phénomènes d'autarcie locale à la campagne; elle incite les industries d'Etat ou "Industries Rouges" à diminuer leurs frais et à augmenter leur productivité avec, comme effet immédiat, la stagnation des salaires et la croissance du chômage. L’inadéquation des salaires aux prix devient de plus en plus criante.
Il faut également tenir compte de la situation internationale. En 1923, une situation révolutionnaire explosive existe en Allemagne mais, fin 1923, la Révolution allemande est écrasée tandis que l'insurrection bulgare de septembre 1923 se termine en catastrophe. Ces événements font suite à la liquidation de la République des Soviets de Hongrie en août 1919, à l'échec de la grève générale italienne d'août 1922 et à l'arrivée en octobre 1922 de Mussolini au pouvoir. La Révolution russe se trouve isolée sur le plan international. Sur le plan intérieur, elle a à faire face à un danger que Lénine avait pressenti dès le lendemain d'octobre . celui de la montée de la bureaucratie. C'est ce même danger que Trotsky dénoncera dans sa lettre du 8 octobre 1923 au comité central. Il écrira:
"La bureaucratisation de l'appareil du parti s'est développée dans des proportions inouïes par l'emploi de la méthode de sélection (des cadres) par le secrétariat. Il s'est créé une large couche de militants entrant dans l'appareil gouvernemental du parti qui renoncent complètement à leurs propres opinions de parti ou, au moins, à leur expression ouverte, comme si la hiérarchie bureaucratique était l'appareil qui crée l'opinion du parti et ses décisions."
Cette même idée sera reprise et exprimée le 15 octobre 1923 par un groupe de 46 militants parmi lesquels certains des dirigeants les plus éminents du parti et vétérans de la guerre civile. Ce sera la "Lettre des Quarante-six" dans laquelle il sera dit :
" Le régime qui a été mis en vigueur dans le parti est absolument intolérable. Il tue toute initiative dans le parti, le soumet à un appareil de fonctionnaires appointés qui fonctionne indéniablement en période normale, mais fait inévitablement long feu en période de crise et menace d'aller à une banqueroute totale en face des événements sérieux qui se préparent. "
C'est cet appareil qui écrasera l'opposition aboutissant les -23-26 octobre 1926 à l'exclusion de Trotsky du bureau politique, à l'adoption de la "théorie" stalinienne de la "construction du socialisme dans un seul pays" et la construction de l'Etat soviétique par les méthodes bureaucratiques et autoritaires que Trotsky et les "Quarante-six" avaient dénoncées. C’est par rapport à tout ce contexte, que nous n'avons pu qu'esquisser dans les lignes qui précèdent, qu'il faut lire Les Questions du mode de vie.
"
http://www.marxists.org/francais/trotsky/l...v/qmvintro.html