Purges et antisémitisme
En 1936 commencèrent les « Procès de Moscou », simulacres de procès contre l’Opposition que Staline, à ce moment-là, voulait éliminer. La fabrication des procès s’appuya sur de fausses preuves et utilisa l’antisémitisme pour donner davantage de « légitimité » à la condamnation de l’accusé, ce qui amena Trotsky à comparer les Procès de Moscou à d’autres célèbres procès antisémites : les affaires Beilis et Dreyfus.
Méthodes (antisémitisme, fausses accusations et sensationnalisme) et objectifs (détourner l’attention des masses des véritables coupables et des problèmes réels du pays) étaient si proches que Trotsky affirma que les affaires Beilis et Dreyfus avaient été les antécédents historiques des Procès de Moscou. « Les procès de Moscou, écrit Volkogonov, ne furent pas seulement une purge générale, ils furent instruits pour détruire Trotsky moralement, politiquement et psychologiquement ; l’ordre pour le détruire physiquement avait déjà été donné longtemps auparavant (52) ». L’État soviétique encourageait l’antisémitisme généralisé et persécutait les Juifs (Trotsky et les opposants n’étaient pas les seuls Juifs persécutés et l’antisémitisme stalinien ne s’arrêta pas après leur élimination : il suffit de penser au « complot des blouses blanches » en 1952 et au destin de Leopold Trepper aux mains de la police soviétique après la Seconde Guerre Mondiale), tout en condamnant à mort les antisémites. Staline a maintenu cette mesure alors même qu’il lançait sa propre campagne antisémite. Selon Vaksberg, les procès antisémites ne furent pas les seuls à se multiplier dans les années 30, ceux contre les antisémites connurent la même croissance(53). L’État soviétique feignait de combattre l’antisémitisme alors qu’il l’encourageait.
Les procès de Moscou parvinrent à cumuler les deux accusations - judaïsme et antisémitisme - chez les mêmes accusés : « Le dernier procès de Moscou par exemple, fut mis en scène dans l’intention, à peine dissimulée, de présenter les internationalistes comme des traîtres Juifs capables de se vendre à la Gestapo allemande. Depuis 1925 et surtout depuis 1926, une démagogie antisémite, bien camouflée, inattaquable, va de pair avec des procès symboliques contre de prétendus pogromistes (54). »
Dans la mesure où le dictateur mit en échec Trotsky et ses alliés en employant des méthodes antisémites, il est juste de se demander si Trotsky fut vaincu parce qu’il était juif, comme l’affirment Wistrich et Volkogonov. Wistrich va jusqu’à assurer que Winston Churchill jugeait que le judaïsme de Trotsky avait été la cause centrale de son échec. L’homme d’État britannique aurait déclaré : « En plus, il était juif. Et il ne pouvait rien y faire(55) . »
S’appuyant sur un épisode mettant en cause l’ancien populiste Vasiliev, Dimitri Volkogonov affirme que « tout le monde n’acceptait pas Trotsky comme dirigeant. Parmi les bolchéviques, certains n’acceptaient pas son passé non bolchévique ; et pour la population en général, ses origines juives le rendaient suspect. On entendait fréquemment dire : "Lénine est entouré de Juifs." Parmi la correspondance que Lénine reçut sur le sujet, on trouve le télégramme d’un ancien membre de la Volonté du Peuple [Narodnaïa Volia, A.C.], un sympathisant bolchévique, Makari Vasiliev : "Pour sauver le bolchévisme, il faudrait éloigner un groupe de bolchéviques extrêmement respectés et populaires : le gouvernement soviétique y gagnerait beaucoup si Zinoviev, Trotsky et Kamenev - dont la présence aux postes les plus élevés et influents ne reflète pas le principe d’autodétermination nationale - démissionnaient immédiatement." Vasiliev exigea également "l’éloignement volontaire de Sverdlov, Ioffé, Steklov et leur remplacement par des personnes d’origine russe" (56) ». Inutile de préciser que Lénine ignora les demandes du vieux populiste Vasiliev.
Il est clair que Staline persécuta Trotsky à cause de la menace qu’il représentait pour son pouvoir personnel et non pas parce qu’il était juif. Durant les années 1920-1930, période pendant laquelle Staline persécuta Trotsky et ses alliés et expulsa l’ex-chef de l’Armée rouge, les Juifs étaient difficilement persécutés par simple haine raciale. Il était encore périlleux de s’opposer aux principes établis précédemment par Lénine. Dans la plupart des cas, Staline ne persécutait pas ses opposants juifs parce qu’il était antisémite. Mais comme il était fondamentalement antisémite, peu lui importait d’utiliser et d’encourager l’antisémitisme des masses russes pour légitimer la persécution de ses adversaires. Cependant, tout indique que, dans les années 40, le peu de rationalité subsistant dans la politique antisémite de Staline disparut complètement et que la persécution des Juifs (aussi inexplicable qu’elle soit à travers une analyse historique) devint l’un des délires d’un esprit malade.
Le sionisme
Dans « La désintégration du sionisme et ses possibles successeurs » (1903), Trotsky qualifiait le sionisme d’utopie réactionnaire. Selon lui, cette idéologie séparait les travailleurs juifs du mouvement ouvrier en leur faisant miroiter une promesse irréalisable : la construction d’une nation juive sous le capitalisme. Trente ans plus tard, la situation politique mondiale, et plus particulièrement la situation des Juifs, s’était considérablement dégradée : l’antisémitisme progressait à travers toute l’Europe, l’antisémitisme d’État croissait en URSS, les nazis prenaient le pouvoir et persécutaient les Juifs allemands, et des conflits éclataient fréquemment entre les colons juifs et les Arabes vivant en Palestine. En 1934, interrogé sur la nécessité pour les communistes de réexaminer la question juive au vu de l’évolution de la situation mondiale, Trotsky déclara : « Tant l’existence d’un État fasciste en Allemagne que le conflit arabo-juif en Palestine permettent de vérifier, d’une façon encore plus claire qu’auparavant, que la question juive ne peut être résolue dans le cadre du capitalisme. J’ignore si le judaïsme peut être reconstruit en tant que nation.(…) Mais, sur notre planète, personne ne peut penser qu’un peuple a moins de droits qu’un autre à une terre (…). L’impasse dans laquelle se trouvent les Juifs d’Allemagne, comme l’impasse dans laquelle se trouve le sionisme, est inséparable de l’impasse du capitalisme mondial dans son ensemble (57). »
Dans un entretien postérieur, réalisé au Mexique en 1937, Trotsky réitère son opposition au sionisme ; il réaffirme que seule une révolution prolétarienne pourrait apporter les conditions matérielles nécessaires à la construction nationale juive (déplacement volontaire et massif des Juifs, économie planifiée, projets topographiques, création d’un tribunal prolétarien international pour résoudre le conflit judéo-arabe).
Mais le doute (« J’ignore si le judaïsme peut être reconstruit en tant que nation ») laisse cette fois place à une certitude : « la nation juive se maintiendra pour toute une époque à venir ».
Trosky conclut en rappelant que le socialisme se doit de fournir les conditions matérielles nécessaires au plein essor national et culturel du peuple juif (58). Dans le même entretien, Trotsky tente d’expliquer son changement de point de vue sur l’existence d’une nation juive : « Pendant ma jeunesse, j’inclinais plutôt à penser que les Juifs des différents pays seraient assimilés et que la question juive disparaîtrait ainsi d’une manière quasi automatique. Le développement historique du dernier quart de siècle n’a pas confirmé cette perspective. Le capitalisme décadent a partout fait surgir un nationalisme exacerbé, dont l’antisémitisme est une des manifestations. La question juive s’est surtout exacerbée dans le pays capitaliste européen le plus développé : l’Allemagne (59). »
Outre le recul du processus d’assimilation des Juifs, dû en grande partie à l’accroissement de l’antisémitisme, la seconde raison de son changement de position provient, nous précise Trotsky, du développement culturel de la nation juive, et en particulier du développement du yiddish.
A la fin du XIXe siècle, le yiddish était considéré, par les Juifs eux-mêmes, comme une langue née de la misère et de l’oppression subie dans les ghettos d’Europe orientale et de l’empire tsariste. Ce ne fut qu’au début du XXe siècle que la littérature et les formes d’expression artistiques (notamment théâtrales) s’épanouirent parmi les Juifs d’Europe orientale et des nouveaux pays d’immigration, comme la France, les États-Unis et l’Argentine. « Les Juifs des différents pays, écrit Trotsky, ont créé leur propre presse et développé la langue yiddish comme un instrument adapté à la culture moderne. On doit donc tenir compte du fait que la nation juive se maintiendra pour toute une époque à venir(60). » Le changement de point de vue de Trotsky sur l’assimilation des Juifs et sur la création d’un territoire pour ceux qui désireraient vivre ensemble et développer leur nation sous un régime socialiste ont été interprétés comme un « léger changement » » en faveur du sionisme. Glotzer écrit : « A la fin de sa vie, Trotsky fut contraint de changer, bien que très légèrement, sa position vis-à-vis du sionisme (61). » Même affirmation chez Knei-Paz : « Dans cet article [« La désintégration du sionisme et ses possibles successeurs », A.C.] Trotsky a défini une fois pour toutes - ou presque, puisque trente ans plus tard il exprimera un avis légèrement différent - son hostilité vis-à-vis du sionisme (62). »
Pourtant, Trotsky ne changea pas sa position de principe lorsque son point de vue sur l’assimilation des Juifs évolua. Le processus même d’assimilation subit un recul au début du siècle. Aucun spécialiste de la question juive ne peut nier qu’à la fin du XIXe siècle, les Juifs d’Europe centrale et occidentale étaient en train de s’intégrer à la population des pays dans lesquels ils résidaient, à travers des mariages mixtes, une plus grande diversification professionnelle et de l’abandon volontaire de la religiosité et des coutumes juives. Ce processus s’inversa drastiquement pendant l’entre-deux-guerres avec le développement de l’antisémitisme parmi la population et au niveau de l’État, à travers la (ré)introduction de dispositions juridiques restrictives.
Trotsky ne fit qu’adapter son point de vue à l’évolution de la réalité. Il nous est impossible d’en déduire le moindre soutien à l’idée sioniste, sous prétexte que Trotsky modifia son point de vue sur le problème juif à l’époque de l’émergence du nazisme et de « l’antisémitisme soviétique ». Trotsky s’opposait à l’idée sioniste et restait convaincu que le salut des Juifs dépendait de la fin du régime capitaliste. Selon Harari, si Trotsky considérait les Juifs comme « une nation sans territoire » mais condamnait le sionisme comme une « utopie irréalisable », c’était parce qu’il ignorait l’étendue de la colonisation juive en Palestine : « On ne peut le lui reprocher. Manquant en effet d’informations sur ce qui se passait en Eretz Israel, il ignorait la lutte continuelle menée, principalement par les ouvriers juifs de Palestine, contre l’impérialisme britannique mais aussi contre "la force réactionnaire des musulmans" (selon l’expression de Trotsky). Pour lui, les multiples efforts pour mettre en œuvre la "aliyah" se résumaient à une simple "immigration". Trotsky ne connaissait pas l’ampleur de la "aliyah" vers Eretz Israel (63). » (Aliyah a plusieurs sens en hébreu mais il s’agit ici de l’immigration des Juifs vers Israël, NdT.)
Comme nous l’avons vu, Trotsky ne condamna pas le sionisme parce qu’il ignorait la réalité de la colonisation juive en Palestine. Cependant, lorsqu’il s’intéressa davantage à ce problème, il se plaignit de manquer d’informations plus précises. Hersh Mendel, Juif polonais révolutionnaire, relate dans ses mémoires une entrevue clandestine avec Trotsky en 1934, à Versailles. (La rencontre, souhaitée par Trotsky afin de discuter du régime de Pilsudski en Pologne, fut organisée par le fils aîné de Trotsky, Lyova Sedov). « J’étais sur le point de m’en aller lorsqu’il me demanda soudain si j’avais des nouvelles du mouvement des ouvriers juifs en Palestine. Je m’attendais pas du tout à cette question et ne sus que répondre. Il me demanda de bien vouloir rassembler du matériel sur ce sujet et de le lui envoyer. J’écrivis aussitôt en Pologne pour transmettre aux camarades sa requête et je m’empressai de l’oublier. L’histoire du mouvement ouvrier international est pleine de ces révolutionnaires juifs qui se souviennent épisodiquement de leur appartenance au peuple juif et qui s’empressent de l’oublier aussitôt. Je me disais qu’il en irait de même avec Trotsky, mais il n’était pas homme à oublier ce qu’il tenait pour important (64). »
Enzo Traverso nous offre un « témoignage intéressant de l’intérêt croissant de Trotsky pour la question juive dans les années 30 ». Il s’agit du récit de la visite que Beba Idelson (dirigeante socialiste-sioniste vivant en Palestine) rendit à Trotsky en 1937 au Mexique. « Il s’informa sur la vie des Juifs en Palestine en général et posa plusieurs questions sur la nature des kibboutz, sur les relations entre Juifs et Arabes, la situation économique du pays, l’université et la bibliothèque juives de Jérusalem, etc. Beba Idelson écrit : "Je ne lui parlais pas comme on parle à un étranger. Je sentais que j’étais en train de parler à un Juif, un Juif errant, sans patrie. Cela me fit me sentir très proche de lui et je sus que je m’adressais à un homme qui pouvait me comprendre. Trotsky ne devint jamais sioniste, mais il n’était déjà plus indifférent à l’idée d’une nation juive" (65). » Pour certains auteurs, l’erreur de Trotsky fut de croire à l’imminence de la révolution mondiale. Son analyse de la situation internationale dans tous ses autres aspects était si parfaite que, s’il ne s’était agi de cette croyance aveugle, Trotsky aurait soutenu le projet sioniste ou tout du moins un quelconque projet de construction d’une nation juive, même sous le capitalisme ; ce qui, selon certains, aurait sauvé les Juifs (ou en tout cas un grand nombre d’entre eux) de l’Holocauste.
Le 19 février 1939, Trotsky fut sollicité par Ruskin, célèbre avocat juif de Chicago, qui souhaitait inclure le célèbre révolutionnaire exilé dans son programme d’aide aux Juifs d’Europe : il « (supposait) que les origines juives de Trotsky l’amèneraient à participer à un tel mouvement ». Mais l’ex-chef de l’Armée rouge lui répondit : « Seule la révolution internationale peut sauver les Juifs (66) ». Effectivement, sans l’appui des puissances impérialistes, le projet ne disposait pas des moyens financiers nécessaires pour l’ultime mesure radicale : l’évacuation des Juifs européens. Pour Trotsky, le sionisme ne pouvait sauver les Juifs face à l’avancée du rouleau compresseur du nazisme et à l’imminence de la guerre en Europe. Il « rejetait l’idée que le projet des sionistes de partir en Palestine pût représenter immédiatement, face à Hitler, un refuge pour les Juifs. La solution immédiate était la révolution socialiste (67) ».
À propos des mesures prises par le gouvernement britannique afin de restreindre l’immigration juive en Palestine, Trotsky écrivit, en juillet 1940, un mois avant d’être assassiné : « La tentative de résoudre la question juive par l’émigration des Juifs vers la Palestine peut être analysée désormais pour ce qu’elle est : un bluff tragique pour le peuple juif. Cherchant à gagner la sympathie des Arabes, plus nombreux que les Juifs, le gouvernement anglais a nettement modifié sa politique vis-à-vis des Juifs ; il a renoncé à sa promesse de les aider à fonder "un foyer national juif" en terre étrangère. Les prochains épisodes militaires pourraient transformer la Palestine en un piège mortel pour des centaines de milliers de Juifs. Jamais il n’a été aussi évident que le salut du peuple juif est étroitement lié à l’effondrement du système capitaliste (68). »
Trotsky s’opposa toute sa vie au sionisme, courant réactionnaire, dépourvu de moyens propres, et aux objectifs irréalisables. En effet, ce mouvement dépendait obligatoirement de l’impérialisme britannique qui lui accordait, ou retirait, son soutien à sa convenance ; il était obligé d’affronter le nationalisme arabe et enfin il éloignait les travailleurs juifs du mouvement révolutionnaire socialiste. Mais, après avoir analysé l’évolution de la question juive durant les premières décennies du XXe siècle, Trotsky formula sa conception de la construction nationale juive au sein d’un régime socialiste mondial en ces termes : « Les mêmes méthodes qui, utilisées pour résoudre la question juive sous le capitalisme sont utopiques et réactionnaires (le sionisme) prendront, dans le cadre d’une fédération socialiste, leur véritable sens et seront salutaires. Voilà le point que je souhaitais éclaircir. Comment un marxiste ou un social-démocrate peuvent-ils y voir une objection ?(69) »
On pourrait reprocher à Trotsky d’être parvenu tardivement (dans les années 30) à la conclusion qu’il reviendrait obligatoirement au gouvernement prolétarien de créer les conditions nécessaires au plein essor de la nation juive. Peut-être que l’étude plus attentive du judaïsme ukrainien, polonais ou lituanien, moins tourné vers les grands centres urbains que les Juifs cosmopolites des grandes villes de Russie ou d’Europe occidentale, aurait permis de parvenir à cette conclusion dès 1917. Mais de toute façon, il n’eût pas été possible de proposer une solution à la « question juive » en séparant la « partie occidentale » de la « partie orientale ». Les Juifs d’Europe occidentale, en voie d’assimilation, semblaient montrer le chemin que suivrait le judaïsme dans son ensemble.
Le Birobidjan
L’idée de créer un territoire juif en Union soviétique surgit dans les cercles du Parti communiste en 1925. Le 4 septembre 1926, la section juive du parti, Yevsekstia, adopta une résolution déclarant souhaitable l’établissement d’un territoire autonome juif. Et voilà que le Présidium du Comité exécutif de l’URSS décida, le 28 mars 1928, d’orienter la colonisation juive dans la région du Birobidjan, en Sibérie orientale, près de la Chine et du fleuve Amour.
Selon Nathan Weinstock, le territoire autonome juif fut créé de façon purement administrative. Les véritables intéressés ne furent pas consultés et l’initiative rencontra l’opposition d’une partie de l’OZET (organisation de colonisation agricole juive en URSS). Le Birobidjan, qui devait recevoir les colonies agricoles juives, se situait dans une région aride de Sibérie, choisie en raison d’objectifs stratégiques : peupler l’Extrême-Orient russe et empêcher ainsi l’avancée chinoise. « Selon les planificateurs, explique Nathan Weinstock, au cours du premier plan quinquennal devait surgir du néant un centre birobidjanais comptant des dizaines de milliers de colons juifs. Cette vision utopique ne cadrait en rien avec les dures réalités. Les conditions climatiques et économiques étaient tellement rigoureuses que les deux tiers des colons retournèrent chez eux. Ce qui n’empêcha pas de décréter le Birobidjan "district autonome juif" le 31 octobre 1931. De 1928 à 1933, près de 20 000 Juifs s’y installèrent définitivement. Lorsque la région fut proclamée "province autonome" le 7 mai 1934, sa population juive ne s’élevait qu’à un cinquième de l’ensemble des habitants. (Elle atteindra 23,8% en 1937.) Tout au plus recensait-on 20 000 Juifs birobidjanais à la fin de 1937. Et encore 5% seulement étaient engagés dans l’agriculture (70). »
En 1937, interrogé sur sa vision de la création de la « province autonome » juive du Birobidjan, Trotsky répondit qu’il ne possédait pas d’informations spéciales (rappelons que Trotsky quitta l’URSS au moment de la création de ce projet). Il précisa néanmoins qu’à son avis, il ne pouvait s’agir là que d’une expérience très limitée. Pour que les Juifs puissent maintenir une existence nationale normale, Trotsky reconnaissait la nécessité d’un territoire qui leur serait propre. Mais l’URSS, ajouta-t-il, même sous un régime socialiste beaucoup plus avancé que le régime stalinien, aura encore bien des difficultés pour résoudre son propre problème juif (71).
Trotsky ne s’opposait pas à l’idée générale contenue dans le projet du Birobidjan : « Aucun individu progressiste doué d’intelligence ne pourra émettre d’objection à ce que l’URSS attribue un territoire spécial aux citoyens qui se sentent juifs, s’expriment de préférence en langue juive et désirent vivre en une masse compacte. » Mais il ne niait pas non plus les graves problèmes qu’engendrerait la création de la « province autonome », ni le fait qu’elle allait « inévitablement être le reflet de tous les vices du despotisme bureaucratique (72) ».
Le Birobidjan n’allait pas offrir les conditions matérielles nécessaires au développement culturel juif et ne réaliserait pas ce que Trotsky (dans une lettre de 1934) considérait être l’obligation d’un gouvernement prolétarien : « Le sionisme coupe les travailleurs de la lutte de classes en faisant miroiter des espoirs concernant un État juif, espoirs irréalisables sous le capitalisme. Mais un gouvernement ouvrier est tenu de créer pour les Juifs, comme pour toute nation, les circonstances les meilleures pour leur développement culturel. Cela veut dire, entre autres, fournir à ceux des Juifs qui veulent avoir leurs propres écoles, leur propre presse, leurs propres théâtres, etc., un territoire séparé afin qu’ils puissent se développer et s’administrer eux-mêmes. C’est ainsi que se comportera le prolétariat international quand il sera devenu le maître du globe tout entier. Dans le domaine de la question nationale, il ne doit y avoir aucune restriction ; au contraire, il faudra attribuer une aide matérielle multiple pour les besoins culturels de tous les groupes ethniques et nationalités. Si tel ou tel groupe national est voué au déclin (au sens national), cela ne devra résulter que d’un processus naturel, mais jamais comme conséquence de quelques difficultés territoriales, économiques ou administratives que ce soit (73) ».
Outre les difficultés déjà mentionnées, le Birobidjan était très loin de Moscou ou de tout autre centre urbain important. Y survivre était difficile et se réadapter à sa ville d’origine encore plus difficile, raisons pour lesquelles le Birobidjan a été souvent comparé à un ghetto. Mais pendant la Seconde Guerre mondiale, le Birobidjan, selon Pierre Teruel-Mania, se transforma en véritable camp de concentration. Avec l’avancée des troupes nazies, l’URSS évacua toute une partie de la Pologne occupée par l’Armée rouge (près d’un million de Juifs), la transportant de force dans des wagons à bestiaux vers l’Oural et la Sibérie. La raison de ce déplacement forcé aurait été la méfiance de Staline vis-à-vis des Polonais, y compris des Juifs polonais, susceptibles de soutenir l’invasion nazie contre l’Union soviétique. Staline sauva involontairement ces Juifs d’une mort certaine dans les camps de concentration et d’extermination nazis. Mais d’un autre côté, il les confina et les laissa mourir de faim et de froid dans les régions semi-désertiques de la Sibérie, en particulier au Birobidjan. Le nombre de morts, selon les survivants, s’élève à 600 000 ou davantage. « La seule certitude est qu’en 1946, lorsque les Polonais "réfugiés en URSS" furent autorisés à rentrer chez eux, les Juifs n’étaient pas plus de 150 000. Des centaines de milliers périrent de froid et de faim en Sibérie orientale, dans le ghetto birobidjanais qui n’était rien d’autre qu’un camp de concentration (74). »
Le nazisme
Trotsky fut sans nul doute le premier dirigeant politique (toutes tendances confondues) à mettre en garde le monde contre deux dangers représentés par la montée du nazisme : une nouvelle guerre mondiale et l’extermination physique des Juifs. En juin 1933, Trotsky écrivait que « Le temps nécessaire à l’armement de l’Allemagne détermine le délai qui nous sépare d’une nouvelle catastrophe européenne. Il ne s’agit ni de mois, ni de décennies. Quelques années seront suffisantes pour que l’Europe se retrouve à nouveau plongée dans la guerre, si les forces intérieures de l’Allemagne ne parviennent pas à en empêcher à temps Hitler (75) »
Le brusque revirement des chefs nazis, qui se mirent à tenir des propos pacifistes, ne pouvait étonner que les « naïfs incurables ». Les nazis n’avaient pas d’autre solution que recourir à la guerre pour faire endosser la responsabilité des désastres intérieurs à des ennemis extérieurs.
Comme l’écrit Volkogonov : « Trotsky avait prédit la Seconde Guerre mondiale au début des années 30 (76). » Pour Trotsky, le médiocre Hitler ne créa ni politique, ni théorie propres : il emprunta sa méthodologie politique à Mussolini qui connaissait suffisamment bien la théorie de la lutte des classes de Marx pour l’utiliser contre la classe ouvrière. Quant à ses théories raciales, il les devait aux thèses racistes d’un diplomate et écrivain français, le comte de Gobineau. L’habileté politique de Hitler consista à traduire « l’idéologie du fascisme dans la langue de la mystique allemande » et à mobiliser ainsi, comme Mussolini le fit en Italie, les classes moyennes contre le prolétariat (seul capable de stopper l’avancée nazie). Selon Trotsky, avant de devenir un pouvoir d’État, le national-socialisme n’avait pratiquement pas accès à la classe ouvrière. D’autre part, la grande bourgeoisie, même celle qui soutenait financièrement le national-socialisme, ne le considérait pas non plus comme son parti. Pour se hisser au pouvoir, le nazisme s’appuya sur une autre base sociale : la petite bourgeoisie, anéantie et paupérisée par la crise en Allemagne. C’est aussi dans ce milieu que les mythes antisémites trouvèrent le terrain le plus fertile.
« Le petit bourgeois a besoin d’une instance supérieure, placée au-dessus de la matière et de l’Histoire, protégée de la concurrence, de l’inflation, de la crise et de la vente aux enchères. Au développement, à la pensée économique, au rationalisme - aux XXe, XIXe et XVIIIe siècles - s’opposent l’idéalisme nationaliste, source du principe héroïque. La nation d’Hitler est l’ombre mythologique de la petite bourgeoisie elle-même, son rêve pathétique d’un royaume millénaire sur terre. Pour élever la nation au-dessus de l’histoire, on lui donne le soutien de la race. L’Histoire est présentée comme une émanation de la race. Les qualités de la race sont construites indépendamment des diverses conditions sociales. En rejetant la dimension économique comme vile, le national-socialisme descend un étage plus bas : du matérialisme économique, il passe au matérialisme zoologique (…). Les nazis excluent du système économique actuel le capital usurier et bancaire, comme s’il s’agissait d’une force démoniaque. Or, c’est précisément dans cette sphère, comme chacun sait, que la bourgeoisie juive occupe une place importante. Tout en se prosternant devant le capitalisme dans son ensemble, le petit bourgeois déclare la guerre à l’esprit maléfique de l’accumulation, personnifié par le Juif polonais au long manteau mais qui, bien souvent, n’a pas un sou en poche. Le pogrom devient alors la preuve indéniable de la supériorité raciale (77). »
La véritable raison de la victoire d’Hitler, selon Trotsky, ne fut pas la force de son idéologie mais l’absence de solutions alternatives : « Il n’y a pas la moindre raison de voir la cause de ces échecs [des Internationales socialiste et communiste, A.C.] dans la puissance de l’idéologie fasciste. Mussolini n’a jamais eu, au fond, la moindre idéologie. L’idéologie de Hitler n’a jamais sérieusement influencé les ouvriers. Les couches de la population dont le fascisme a, à un moment donné, tourné la tête, c’est-à-dire avant tout les classes moyennes, ont eu le temps de se dégriser. Si, néanmoins, une opposition tant soit peu notable se limite aux milieux cléricaux, protestants et catholiques, la cause ne réside pas dans la puissance des théories semi-délirantes, semi-charlatanesques de la "race" et du "sang", mais dans la faillite effroyable des idéologies de la démocratie, de la social-démocratie et de l’Internationale communiste (78). »
Le second pronostic de Trotsky - l’extermination des Juifs - est lié à son pronostic du déclenchement d’une nouvelle guerre mondiale, mais n’en dépend pas. En 1938, Trotsky affirmait que « le nombre de pays qui expulsent les Juifs ne cesse de croître. Le nombre de pays capables de les accueillir diminue (…) Il est possible d’imaginer sans difficulté ce qui attend les Juifs dès le début de la future guerre mondiale. Mais, même sans guerre, le prochain développement de la réaction mondiale signifie presque avec certitude l’extermination physique des Juifs(79) ». Ces lignes furent rédigées, comme nous le rappelle Harari, « bien avant que les fours de Hitler commencent à fonctionner, lorsque le monde entier était indifférent au problème des Juifs (80) ».
Dans le même article de décembre 1938, Trotsky ne met pas seulement en garde contre le danger de l’extermination des Juifs mais également contre l’imminence de cette catastrophe ; il appelle tous les éléments progressistes à aider la révolution mondiale. Cette tâche devient presque obligatoire pour les Juifs, y compris la bourgeoisie juive, car au moment où la Palestine se révèle un « tragique mirage », le Birobidjan une « farce bureaucratique » et où l’Europe et l’Amérique ferment leurs frontières à l’immigration juive, seule la révolution peut les sauver du massacre : « La Quatrième Internationale a été la première à dénoncer le danger du fascisme et à indiquer la voie du salut. Elle appelle les masses populaires à ne pas se faire d’illusions et à affronter ouvertement la réalité menaçante. Il n’est de salut que dans la lutte révolutionnaire (…). Les éléments progressistes et perspicaces du peuple juif doivent venir au secours de l’avant-garde révolutionnaire. Le temps presse. Désormais, un jour équivaut à un mois ou même à une année. Ne tardez pas à agir (81). »
Contrairement aux auteurs qui affirment que le pronostic de Trotsky, si précis soit-il, n’avait pas d’implications pratiques ou que Trotsky ne proposa pas de solutions à la hauteur de ses prévisions (82), Peter Buch écrit que « pour Trotsky, il n’était pas question d’"attendre" le socialisme. Des mesures pratiques étaient nécessaires pour sauver les Juifs des bouchers nazis. Avec l’échec de la révolution socialiste en Europe, seule une puissante campagne internationale destinée à dévoiler les véritables plans de Hitler et à forcer les pays occidentaux - notamment les États-Unis et l’Angleterre - à ouvrir leurs portes et à offrir l’asile aux Juifs, pouvait aider les Juifs. Trotsky proposa une action massive en faveur de la demande d’asile des Juifs menacés. Une telle requête était capable d’unir tous les vrais opposants au fascisme, révolutionnaires ou non, dans un mouvement de masse qui aurait pu sauver des millions de Juifs des chambres à gaz (83) ».
Trotsky ne considérait pas la menace de l’extermination des Juifs comme un produit des caractéristiques intrinsèques et pluriséculaires du peuple allemand - comme l’affirment certains historiens du nazisme et plus récemment Daniel J. Goldhagen (84) - mais comme un problème créé par le capitalisme puisque « la question juive est la plus critique dans le plus capitaliste des pays européens, l’Allemagne (85) ». Isaac Deutscher rappelle que, « dans une phrase mémorable, motivée par la prémonition des chambres à gaz, Trotsky a ainsi résumé l’essence du nazisme : "Tout ce que la société, si elle s’était développée normalement (par exemple, en direction du socialisme), aurait dû expulser (…) comme l’excrément de la culture, elle est en train de le régurgiter : la civilisation capitaliste vomit aujourd’hui la barbarie non digérée" (86) ». Trotsky évoqua aussi le danger de l’antisémitisme aux Etats-Unis, si jamais il devenait aussi intense ou pire qu’en Allemagne : « La victoire du fascisme dans ce pays [la France, A.C.] signifierait le renforcement de la réaction, et l’essor monstrueux de l’antisémitisme violent dans le monde entier, surtout aux États-Unis(87) ». Ceux qui ne parviennent pas à expliquer des passages comme celui-ci les oublient symptômatiquement ou les tournent en ridicule.
Dans une lettre adressée à Glotzer le 14 février 1939, Trotsky va plus loin dans cette prévision de l’irruption d’un antisémitisme violent aux Etats-Unis : « Il y a 400 000 Juifs en Palestine, mais Ruskin et ses associés prétendent y emmener 500000 personnes supplémentaires. (Comment ? Quand ?) Je lui répondis qu’ils étaient en train de préparer un guet-apens aux Juifs palestiniens. Avant de transférer ces 500 000 personnes, surgira une question palestinienne interne avec les 2 500 000 Juifs nord-américains. Le déclin du capitalisme américain entraînera un essor de plus en plus terrible de l’antisémitisme aux États-Unis - en tout cas, plus important qu’en Allemagne. Si la guerre éclate, et elle éclatera, de nombreux Juifs seront les premières victimes de la guerre et ils seront pratiquement exterminés. » Si d’une part Glotzer loue la prescience de Trotsky - lorsqu’il aborde sa prévision de la Solution finale - il ridiculise sa vision de l’antisémitisme aux États-Unis : « Trotsky était très loin de la réalité américaine. Dans ce cas-là, ses abstractions le desservirent » (88). »
Enzo Traverso rappelle que Trotsky dénonçait inlassablement la fermeture des frontières européennes et américaines à l’immigration juive - action criminelle des démocraties occidentales à la hauteur du banditisme nazi. Par conséquent, « la référence implicite aux États-Unis, qui refusaient d’accueillir les Juifs européens menacés par Hitler, démontre que Trotsky voyait dans l’antisémitisme un produit du système impérialiste dans son ensemble, et non pas exclusivement la conséquence du délire nazi (89) ». Rappelons également que les démocraties occidentales ne furent pas les seules à fermer leurs frontières à l’immigration juive fuyant le nazisme. « Avant la signature du pacte Hitler-Staline, pendant la persécution des Juifs en Allemagne, en Autriche et en Tchécoslovaquie, l’URSS stalinienne avait été le seul pays européen - même l’Espagne franquiste accordait le droit d’asile aux Juifs - à refuser l’asile aux Juifs persécutés par Hitler (90). »
En mai 1940, Trotsky convoqua une Conférence d’alarme de la Quatrième Internationale. Dans « La guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale », document issu de cette conférence, on peut lire l’un de ses derniers commentaires sur la « question juive » et son insertion dans le problème plus général du destin de l’humanité dans sa globalité : « Le monde du capitalisme décadent est surpeuplé. La question de l’admission d’une centaine de réfugiés supplémentaires devient un problème majeur pour une puissance mondiale comme les États-Unis. A l’ère de l’aviation, du télégraphe, du téléphone, de la radio et de la télévision, les voyages d’un pays à l’autre sont paralysés par les passeports et les visas. Le gaspillage occasionné par le commerce mondial et le déclin du commerce national coïncident avec une monstrueuse intensification du chauvinisme et particulièrement de l’antisémitisme. A l’époque de son ascension, le capitalisme a sorti le peuple juif du ghetto et en a fait l’instrument de son expansion commerciale. Aujourd’hui, la société capitaliste en déclin essaie de presser le peuple juif par tous ses pores : dix-sept millions d’individus sur les deux milliards qui habitent la terre, c’est-à-dire moins de un pour cent, ne peuvent plus trouver de place sur notre planète ! Au milieu des vastes étendues de terres habitables et des merveilles de la technique qui a conquis pour l’homme le ciel comme la terre, la bourgeoisie s’est arrangée pour faire de notre planète une abominable prison (91) . »
Conclusion
Trotsky n’a pas abondamment écrit sur la « question juive ». Une brochure suffirait à regrouper l’ensemble de tous ses écrits, y compris les entretiens et les paragraphes extraits d’articles qui ne sont pas consacrés exclusivement à la « question juive ». Ses réflexions sur le sujet s’étalent sur une longue période, de 1903 à 1940.
De nombreux auteurs affirment qu’au cours de ces trente-sept années, le point de vue de Trotsky sur la « question juive » a évolué.
Selon Ernest Mandel, Trotsky serait passé d’une vision assimilationniste typiquement semi-internationaliste (« la consolidation du système bourgeois de production et de la société bourgeoise conduira inévitablement à l’émancipation juive (…) et à son assimilation ») à une vision qui dépassait celle de Marx et Engels (92). Enzo Traverso affirme que « le changement de perspective entre 1933 et 1938 ne peut être expliqué seulement par un approfondissement de sa réflexion théorique sur l’antisémitisme : il relève aussi d’une dichotomie inhérente à la pensée de Trotsky. Il s’agit de la contradiction entre sa "philosophie spontanée", faite d’une adhésion superficielle à la tradition philosophique du marxisme de la Deuxième Internationale (tradition dominée par les figures de Plekhanov et de Kautsky), et sa rupture pratique, c’est-à-dire non systématisée, avec toute forme de marxisme positiviste et évolutionniste (93) ».
En abandonnant sa position initiale - la croyance en la possibilité de l’assimilation des Juifs et la définition de l’antisémitisme comme un vestige de l’ère médiévale, synonyme de retard et d’ignorance - Trotsky serait passé à une vision « plus lucide », vision qui allait défendre la solution territoriale et verrait dans l’antisémitisme l’expression extrême de la barbarie moderne. Pour Pierre Vidal-Naquet : « de tous les grands dirigeants marxistes du XXe siècle, Trotsky est probablement celui qui s’approche le plus, à la fin de sa vie, d’une vision lucide de la question juive et de la menace nazie (94) ».
Certes, Trotsky abandonna l’idée de l’assimilation de Juifs, formula l’idée de construction nationale juive au sein d’une société communiste avancée et inclut (comme Lénine) dans son analyse de l’antisémitisme la notion d’une « distillation chimiquement pure de la culture impérialiste » - expression de la modernité et de la décadence mêmes de la société capitaliste, et non plus simple vestige culturel d’une société passée (cette affirmation ne rend pas les autres caduques). Il cessa de faire des déclarations du type « l’antisémitisme disparaîtra lorsque le capitalisme disparaîtra » et affirma que le prolétariat ferait tout, lorsqu’il serait maître de la planète, pour garantir la fin de l’antisémitisme et la résolution de la question juive.
Mais cette évolution n’a pas modifié la vision fondamentale de Trotsky au sujet de la « question juive » qui fut toujours associée au destin de la révolution prolétarienne mondiale. L’article de Trotsky, daté de 1913, sur la politique de Bismarck en Roumanie, analysé ci-dessus, démontre que Trotsky avait une vision claire de l’utilisation des Juifs en fonction des manœuvres et conspirations politiques internationales entre les nations les plus avancées - par les politiciens des nations où les Juifs étaient en train de s’ « intégrer » à la population locale depuis des décennies - comme c’était le cas en Allemagne. L’assimilation des Juifs ne leur garantissait même pas la préservation de leurs droits civiques. Et c’est justement parce que la vision de Trotsky n’a jamais été « assimilationniste » à outrance, qu’il ne marginalisait pas le mouvement ouvrier juif (comme l’avait fait la Deuxième Internationale avant 1914). Dès 1903-1904, Trotsky croit que le mouvement ouvrier juif en tant que tel a un rôle important à jouer en agissant conjointement avec l’ensemble du mouvement ouvrier et au sein des mouvements ouvriers des différents pays. Dans ses premiers écrits - « La désintégration du sionisme et ses possibles successeurs » (1903) et « La question juive en Roumanie et la politique de Bismarck » (1913) - Trotsky va plus loin lorsqu’il écrit que « l’intelligentsia » et les secteurs intermédiaires de la population juive, y compris ceux qui formaient partie du mouvement sioniste, devraient soutenir la social-démocratie car elle seule lutterait pour les droits des Juifs. Dans les années 30, lorsqu’on calomnia Trotsky en assurant qu’il recevait de l’argent des Juifs fortunés nord-américains, il démentit cette rumeur, mais ajouta que si la bourgeoisie juive lui offrait son aide, il l’accepterait volontiers car tout Juif devait soutenir l’unique mouvement capable de sauver littéralement sa peau (95). Trotsky ne concevait pas l’émancipation politique (la conquête de l’égalité des droits civiques) et l’assimilation comme une solution possible au problème juif. La révolution de 1917 ne pouvait réussir à elle seule à résoudre la « question juive ».
De ce fait, la vision de Trotsky est extrêmement proche de celle de Marx dans La Question juive (1843). Trotsky ne dépasse pas la vision de Marx, il l’exprime à travers des exemples vivants illustrant les problèmes politiques de son temps. Le véritable sens de l’article de Marx sur la « question juive » tend à être déformé par les mots durs et les termes en apparence antisémites employés dans ce texte. Mais une lecture attentive de l’article démontre que Marx soutenait, au moment même où l’assimilation des Juifs semblait indiquer la fin du « problème juif », que la société capitaliste ne laisserait jamais le Juif oublier qu’il était juif. L’émancipation finale des Juifs du judaïsme et de la société dans son ensemble ne pourrait avoir lieu qu’après le dépassement du système capitaliste de production et la révolution prolétarienne mondiale.
Dans des termes et dans un contexte bien différents, Trotsky exprima très tôt le même point de vue que Marx, bien qu’il n’ait jamais évoqué son article. C’est la vision dialectique de Trotsky qui lui permit d’aboutir à la formulation de l’idée de la construction nationale juive après la révolution socialiste mondiale (en tant que nécessité et non comme désir personnel) et à prévoir de façon très précise le tragique destin des Juifs après l’échec de la révolution en Europe. L’originalité de sa vision sur la « question juive » a consisté à toucher l’essence de la « question juive », sans dépendre de la lecture du texte de Marx et à partir de ses propres connaissances théoriques et de l’observation poussée de la réalité,.
Arlene Clemesha
NOTES
1.Vladimir Medem, De mi Vida, Buenos Aires, Ediciones Bund, 1986, pp. 262-263. (Trad. en français par H. Minczeles et A. Wieworka, Ma vie, Champion, 1969.)
2. Isaac Deutscher, The Prophet Armed, New York, Vintage Books, 1954, p. 74. (Trad. en français par P. Péju et E. Bolo, Le Prophète armé, Julliard, 1962.)
3. Cf. V. Medem, op. cit. p. 279. Sur le Ve Congrès du Bund et la décision de ne pas inclure la discussion sur le programme national dans les actes du Congrès, voir p. 273.
4. V. I. Lénine, « The nationalization of Jewish schools » in Daniel Rubin (éd.), Anti-Semitism and Zionism, New York, International Publishers, 1987, p. 63.
5. Cf.. V. Medem, op. cit., p. 279.
6. Cf. I. Deutscher, op. cit., pp. 74-75.
7. Enzo Traverso, Les marxistes et la question juive, Paris, Kimé, 1997, p. 154.
8. Cf. V. Medem, op. cit., p. 281.
9. Robert Wistrich, Revolutionary Jews from Marx to Trotsky, Londres, Harrap Publishers, 1976, p. 193. Albert Glotzer précise lui aussi que « l’universitaire marxiste David Riazanov affirme que Trotsky fut l’instrument de Lénine à ce sujet » [« Je ne suis pas un Juif mais un internationaliste » in Trotsky : Memoir & Critique, New York, Buffalo, Prometheus Books, p. 212.]
10. Cité par Y. Harari, « Trotsky y la cuestión judía », Raíces, Testimonio 31, sdp, p. 4.
11. Idem.
12. Cité par Peter Buch, « Introduction » in Leon Trotsky. On the Jewish Question, New York, Pathfinder, 1994, p. 7.
13. Cf. Y. Harari, op. cit., pp. 4-5.
14. Cf. Baruch Knei-Paz, The Social and Political Thought of Leon Trotsky, Oxford, Clarendon, 1979, p. 541 ; Peter Buch, op. cit., p. 7.
15. A. Glotzer, op. cit., p. 212.
16. Léon Trotsky, 1905, Paris, Minuit, 1969, pp. 121-123.
17. Cf. B. Knei-Paz, op. cit., p. 346. Selon Enzo Traverso « il est intéressant de noter que Trotsky fut le seul dirigeant marxiste de renom à intervenir sur cette question : Otto Bauer, Karl Kautsky, Victor Adler, George Plekhanov et Lénine ne troublèrent pas, à cette occasion, le silence du mouvement socialiste au sujet de l’antisémitisme ». (E. Traverso, « Trotsky et la question juive », Quatrième Internationale, Paris, 1990, p. 76.
18. Cf. Y. Harari, op. cit., p. 5.
19. Cité par B. Knei-Paz, op. cit., p. 542.
20. Idem, p. 543.
21. Idem, p. 544.
22. Cité par Y. Harari, op. cit., p. 6
23. Idem, p. 5.
24. A. Glotzer, op. cit., p. 213.
25. B. Knei-Paz, op. cit., p. 542.
26. Cité par Y. Harari, op. cit., p. 7.
27. Idem, p. 7.
28. A. Glotzer, op. cit., p. 209.
29. Tous les extraits se trouvent dans : A. Glotzer, op. cit., p. 208.
30. Dimitri Volkogonov, Trotsky. The Eternal Revolutionary, New York, Free Press, 1996, pp. 206-207.
31. Ernest Mandel, Trotsky como alternativa, São Paulo, Xamã, 1995, p. 203. (La Pensée politique de Léon Trotsky, Ernest Mandel, 1980, Maspero, La Découverte "Poche", réédition 2003.)
32. Cf. Meir Talmi, « Análisis histórico del problema » in Nahum Goldman et al. Nacionalidad oprimida. La minoría judía en la URSS, Montevideo, Mordijai Anilevich, 1968, p. 26.
33. R. Wistrich, op. cit., p. 199.
34. E. Mandel, op. cit., p. 203.
35. Cité par R. Wistrich, op. cit., p. 199.
36. Cité par Y. Harari, op. cit., p. 8.
37. Léon Trotsky, « Letter to Klorkeit and to the Jewish Workers in France », On the Jewish Question, New York, Pathfinder, 1994, p. 15 (« Le rôle des ouvriers juifs », 10 mai 1930, marxist internet archive.)
38. Léon Trotsky, « Greetings to Unser Kampf », Idem, p. 16.
39. Léon Trotsky, « Letter to Klorkeit and to the Jewish Workers in France », Idem, pp. 14-17.
40. Cf. J. Harari, op. cit., p. 12.
41. Les articles de Trotsky cités sont publiés dans Leon Trotsky, On the Jewish Question, New York, Pathfinder, 1994.
42. A. Glotzer, op. cit., p. 218.
43. Cité par A. Glotzer, op. cit., pp. 222-224.
44. Idem.
45. Léon Trotsky, « Thermidor and anti-Semitism », On the Jewish Question, New York, Pathfinder, 1994, p. 23. (« Thermidor et l’antisémitisme », 22 février 1837, La lutte, tome 12 des Œuvres de Trotsky, EDI, 1982)
46. Arkady Vaksberg, Stalin Against the Jews, New York, Vintage, 1995, pp. 15-16.
47. Léon Trotsky, op. cit., p. 26.
48. Cité par A. Glotzer, op. cit., p. 218.
49. Léon Trotsky, op. cit., p. 26.
50. Isaac Deutscher, Los Judíos no Judíos, Buenos Aires, Kikiyon, 1969, p. 37.
51. Cf. A. Glotzer, op. cit., pp. 217-218.
52. D. Volkogonov, op. cit., p. 381.
53. Cf. A. Vaksberg, op. cit., p. 70.
54. Léon Trotsky, « Interview with Jewish correspondents in Mexico », On the Jewish Question, New York, Pathfinder, 1994, p. 18.
55. Cf. R. Wistrich, op. cit., p. 201.
56. D. Volkogonov, op. cit., pp. 92-93.
57. Leon Trotsky, « On the Jewish Problem », On the Jewish Question, New York, Pathfinder, 1994, p. 18.
58. Léon Trotsky, « Interview with Jewish correspondents in Mexico », Idem, p. 20.
59. Idem.
60. Idem. Le yiddish a quasiment disparu dans les décennies postérieures au massacre des Juifs d’Europe par le nazisme.
61. A. Glotzer, op. cit., p. 230.
62. B. Knei-Paz, op. cit., p. 541.
63. Y. Harari, op. cit., p. 11.
64. Hersh Mendel, Memoirs of a Jewish Revolutionary, Londres, Pluto Press, 1989, p. 308.
65. Enzo Traverso, « Trotsky et la question juive », Quatrième Internationale, Paris, 1990, p. 80.
66. A. Glotzer, op. cit., p. 230.
67. John O’Mahony (Sean Matgamma), « Trotskyism and the Jews », Workers’ Liberty, Londres, n° 31 (mai 1996), p. 30.
68. Ugo Caffaz, « Trockji e la questione ebraica", Le Nazionalità Ebraiche, Florence, Vallechi, 1974, p. 108.
69. Léon Trotsky, "Thermidor and Anti-Semitism », On the Jewish Question, New York, Pathfinder, 1994, pp. 28-29. (« Thermidor et l’antisémitisme », 22 février 1837, La lutte, tome 12 des Œuvres de Trotsky, EDI, 1982.)
70. Nathan Weinstock, Le Pain de misère, vol. III, Paris, La Découverte, 1986, p. 43.
71. Léon Trotsky, « Interview with Jewish correspondents in Mexico », On the Jewish Question, New York, Pathfinder, 1994, pp. 20-21.
72. Léon Trotsky, « Thermidor and Anti-Semitism », Idem, p. 28. (« Thermidor et l’antisémitisme », 22 février 1837, La lutte, tome 12 des Œuvres de Trotsky, EDI, 1982.)
73. Léon Trotsky, « Reply to a question about Birobidjan », Idem, p. 19.
74. Pierre Teruel-Mania, De Lénine au Panzer-Communisme, Paris, Maspero, 1971, p. 112.
75. Léon Trotsky, « ¿Qué es el nacionalsocialismo ? », El fascismo, Buenos Aires, CEPE, 1973, p. 85. (« Qu’est-ce que le national-socialisme » se trouve dans les œuvres de Trotsky publiées chez EDI et aussi dans le recueil Comment vaincre le fascisme ? Éditions de la Passion, 1993.)
76. D. Volkogonov, op. cit., p. 415.
77. Léon Trotsky, op. cit., pp. 77-78, pp. 80-81.
78. Léon Trotsky, « La agonía mortal del capitalismo y las tareas de la IV° Internacional », Programa de Transición para la Revolución Socialista, Caracas, Avanzada, 1975, p. 38. (L’agonie mortelle du capitalisme et les tâches de la Quatrième Internationale, Programme de transition pour la révolution socialiste, cf. le site marxist internet archive).
79. Léon Trotsky, « Appeal to American Jews menaced by fascism and anti-semitism », On the Jewish Question, New York, Pathfinder, 1994, p. 29.
80. Y. Harari, op. cit., p. 15.
81. Léon Trotsky, op. cit., p. 30.
82. Cf. R. Wistrich, op. cit., p. 206 ; B. Knei-Paz, op. cit., p. 554.
83. Peter Buch, op. cit., pp. 4-5.
84. Daniel J. Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Le Seuil, 1997.
85. Léon Trotsky, « Interview with Jewish correspondents in Mexico », On the Jewish Question, New York, Pathfinder, 1994, p. 20.
86. Isaac Deutscher, Los Judíos no Judíos, Buenos Aires, Kikiyon, 1969.
87. Léon Trotsky, « Appeal to American Jews menaced by Fascism and anti-Semitism », op. cit., p. 29.
88. A. Glotzer, op. cit., p. 230.
89. Enzo Traverso, Les marxistes et la question juive, Paris, Kimé, 1997, pp. 221-222.
90. P. Teruel-Mania, op. cit., p. 111.
91. Léon Trotsky, « Imperialism and anti-Semitism », op. cit., p. 30.
92. E. Mandel, Trotsky como alternativa, São Paulo, Xamã, 1995, p. 199, 202 et 206. (La Pensée politique de Léon Trotsky, Ernest Mandel, 1980, Maspero, La Découverte "Poche", réédition 2003.)
93. E. Traverso, Les Marxistes et la question juive, Paris, Kimé, 1997, p. 222.
94. P. Vidal-Naquet, Los Judíos, la Memoria y el Presente, Mexico, FCE, 1996, p. 205. (En français : Les Juifs, la mémoire et le présent, Le Seuil, 1995.)
95. Léon Trotsky, « Appeal to American Jews menaced by Fascism and anti-Semitism », op. cit., p. 29.