Nigel Barley est un ethnologue (trés sérieux) qui a commis une série de livres (en poche) tout a fait réjouissant : Un antropologue en déroute, le retour de l'antropologue, l'anthropologie n'est pas un sport dangereux, etc C'est une suite de variations tragi comiques sur les dures conditions du métier d'ethnologue : le terrain (bourré de moustiques) les populations (pas toujours trés sympathiques, ou qui "balladent" l'ethnologue avec un plaisir communicatif) l'administration (qui a remplacé l'antropophagie comme crainte supréme de l'ethnologue) C'est trés "anglo saxon" dans l'humour (disons du niveau de "pourquoi j'ai mangé mon pére) et aussi un manuel de base des méthodes de l'etnologie (et de ses piéges, surtout !)
une autre chose interressante est une série d'etudes d'"ethnologie renversée", c'est a dire quand un ethnologue noir va etudier les étranges coutumes (qui n'ont vraiment rien de bon sens !) de ces étranges tribus blanches (le métro, etc) Ca s'est fait dans les années 80, faudra que je retrouve les références...
Mais évidemment, le plus intéressant c'est quand on est ébahi par une alterité toute proche de soi : l'ethnologie est de plus en plus intéressée par cet étrange "monde moderne". C'est assez bizarre parce que l'etnologie "classique" a tendance a rapprocher (de peuples souvent trés éloigné) et qu'il y a une nouvelle pratique de l'ethnologie qui tend a éloigner (a rendre "étrange" des choses qui pourraient passer pour "banales")
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CHERCHE MAISON DE CAMPAGNE
Les tribulations immobilières d’un ethnologue
VOULOIR acheter une maison de campagne pas trop loin de Paris, quand on dispose d’un budget limité, n’est pas une entreprise facile. Il faut accepter de se soumettre à une sorte de marathon, et consacrer des jours, voire des semaines, à déjouer les pièges des agences immobilières, à sillonner les petites routes, à visiter de décevantes demeures. Mais l’épreuve ne manque pas d’intérêt ni d’enseignements : redécouverte des splendeurs de la campagne française et contacts profondément humains avec des Français ordinaires cernés par la crise.
Par Marc Augé
Mai, juin, chacun vous le dira, voilà une bonne époque pour vendre sa maison : venus de Paris ou de l’Europe proche, les premiers touristes goûtent aux saveurs de l’été naissant ; les feuillages frémissent dans le vent, les fenêtres s’ornent de géraniums, les lilas ont disparu, mais les roses tiennent bon et les hortensias s’épanouissent.
Au long des routes départementales, les moindres pavillons ont un air de fête et semblent exprimer, malgré leurs ardoises ou leurs tuiles mécaniques, leurs jardins paysagés et leurs parcs arborés, la quintessence du terroir. Les irrégularités du temps elles-mêmes (giboulées attardées, embellies, brefs orages) inspirent tour à tour au visiteur en quête de résidence principale ou secondaire le désir de mettre le nez dehors pour sentir l’odeur de l’herbe fraîchement coupée ou l’envie de se replier à l’intérieur de la salle de séjour (quarante mètres carrés, poutres apparentes), voire du grenier aménageable en excellent état, pour écouter la pluie qui chante sur les toits = désir et envie également fantasmatiques puisque, de village en hameau et de carrefour en rond-point, il ne quitte pas sa voiture, à la recherche de l’écriteau « A vendre » qui marquera le début (ou la fin) de son rêve, du point de rendez-vous fixé par l’agence ou des trois chênes centenaires qui devraient, au dire d’un interlocuteur dont l’espoir de vendre cassait au téléphone la voix et la syntaxe, lui servir de repère pour débusquer le chemin de sa fermette rénovée.
Je me suis trouvé, durant ces deux derniers mois, dans la situation stimulante et frustrante de ce visiteur aux aguets. Situation stimulante, car l’annonce, dans sa concision, l’agent immobilier ou le notaire, par leur éloquence, font naître des images qui renouvellent le désir et ses illusions. Situation frustrante, cependant, parce que la réalité n’est jamais à la mesure de l’attente, mais aussi parce que le désir s’exacerbe à l’occasion des petites déceptions qui, lui laissant entrevoir un reflet appauvri ou déformé de son objet, lui donnent corps, en somme, au moment même où il se dérobe.
Rencontres de roman
MON but était simple, tragiquement simple : trouver une demeure qui fût suffisamment proche de Paris pour me permettre d’y aller travailler de temps en temps, et suffisamment éloignée pour me persuader que je vivais ailleurs, au vert, au calme. « Pas de problème, m’avaient dit quelques amis, ce qu’il te faut, c’est la Touraine ! » Tours, c’est vrai, est à une heure de Paris par le TGV. La Loire, c’est le berceau de la France, de la littérature ; c’est l’histoire faite pierres et châteaux, le climat le plus doux, la langue la plus pure, un ciel presque hollandais. Je partis pour la Touraine, muni de quelques adresses. Las ! Il me fallut bientôt déchanter : la Touraine avait de tels avantages qu’ils n’avaient échappé ni aux agences, ni aux notaires, ni aux vendeurs en général. « Avec votre budget, me dit, un tantinet dédaigneuse, une femme clerc de notaire au tailleur strict, vous ne pouvez pas espérer grand-chose par ici. » « Il faut descendre au sud de Loches ! », me dit un autre ami, un poète. « Dans le Bas-Lochois, ajouta-t-il, c’est bien plus beau et bien moins cher. » C’était bien beau en effet, mais l’optimisme de mon poète (« Avec deux cent mille francs, tu trouves des châteaux ») se révéla excessif. Je descendis encore, jusqu’au moment où, quittant l’Indre-et-Loire et me retrouvant dans la Creuse, je constatai qu’à deux ou trois heures de Tours je n’étais plus, à proprement parler, proche de Paris.
Changement de cap, changement de stratégie : après avoir consulté un journal spécialisé dans les offres de particulier à particulier, je m’élançai vers la Normandie. J’éliminai quelques annonces trop parlantes, du genre « charmant pavillon T4 à dix kilomètres de Center Parc », ou excédant manifestement mes possibilités, malgré la sobre discrétion de leur message : « Manoir normand XVIIIe siècle, 20 pièces, 1 ha, 3 Unités. » Il me fallut encore, à l’usage, améliorer ma perception des annonces et comprendre par exemple que l’expression « maison traditionnelle » désignait un pavillon récent et la mention « gros oeuvre en parfait état » une bâtisse intérieurement ruinée. Mais en Normandie aussi, le syndrome tourangeau se manifesta : trop près de Paris, tout était trop cher ou trop petit.
Et de départementale en nationale, je glissais insensiblement vers la Manche, le Mont-Saint-Michel et la Bretagne. En outre, les pommiers n’ont pas les vertus de la vigne, qui maintient à peu près intact le terroir rural. Le vin est à la mode, le cidre est folklorique : vite lotis, les terrains libérés par la fermeture des exploitations se couvrent de maisonnettes bon marché. Depuis Chartres, Evreux, Dreux, L’Aigle, Rouen, l’univers pavillonnaire déborde et s’étend au long des rivières et des axes routiers. Les zones commerciales et les grandes surfaces ne sont jamais bien loin et leur proximité constitue un argument de vente, tout comme celle des voisins, qui, ajoutant au confort du commerce une promesse de sécurité, agrandit le périmètre vivable. Pour le reste, la nature se présente d’abord comme un ensemble de nuisances contre lesquelles il faut se prémunir par les cheminées avec insert, le double vitrage et la laine de verre. Je cherchais l’isolement, je trouvai l’isolation.
Un jour, durant quelques minutes, je crus au miracle. Tout avait bien commencé, romanesquement pour ainsi dire : rendez-vous avait été pris sur la place de la mairie, dans un petit village que je trouvai sans trop de mal après avoir quitté la nationale et serpenté à travers le bocage durant une vingtaine de minutes. La propriétaire fut à l’heure et me recommanda de la suivre sans la perdre de vue, l’itinéraire n’étant pas des plus simples. Nous virevoltâmes en effet durant un bon quart d’heure dans un paysage de rêve, presque une affiche touristique (maisons à colombage, haies, prairies, petits bois, rivières, vaches grasses, chevaux nerveux, coquelicots égarés sur le bord du chemin), avant de déboucher sur un parc de belles dimensions au fond duquel se dressait une magnifique demeure de briques. Quelques vers de Nerval essayèrent en vain de me revenir en tête : je n’étais pas remis de ma surprise et de mon émotion que la propriétaire me poussait à l’intérieur et me faisait valoir, outre le confort de la cuisine équipée, les splendeurs du dallage ancien, de la haute cheminée et de l’escalier de chêne. A travers les vitres propres on voyait bouger, sous la brise, la cime des peupliers. Je me mis à calculer ce que pouvait bien représenter la somme du Livret A, du plan d’épargne-logement et d’un emprunt à 4,25 %. « Le parc fait presque un hectare », ajouta-t-elle d’une voix tentatrice en ouvrant timidement la porte vitrée qui y donnait accès. Je m’avançai, ébloui, sur la terrasse qui dominait légèrement massifs, pelouses et bouquets d’arbres. Quelques nuages s’étiraient dans le ciel bleu. On entendait au loin, ou même à proximité... qu’entendait-on au juste ? Une rumeur, plus qu’une rumeur : un vacarme, un vacarme continuel, hélas ! dont l’origine ne put me rester longtemps inconnue ; il provenait des poids lourds dévalant sans retenue la nationale que j’avais quittée un peu plus tôt et au bord de laquelle m’avaient ramené par des détours séducteurs et fallacieux les ruses ingénues de mon aimable hôtesse : « C’est peut-être un peu bruyant, minauda-t-elle, mais on s’y habitue, je vous assure, et puis peut-être, en plantant quelques arbres... On parle d’une autoroute pour dans deux ou trois ans qui détournerait sûrement la circulation... » Un ange passa. Nous nous sourîmes sans rancune.
Arrivé en Bretagne, je vis se compliquer les lois de la pesanteur immobilière et de la géométrie régionale. La distance à Paris était toujours un critère important (mon vieux jacobinisme centralisateur s’en trouvait rassuré), mais c’était la plus ou moins grande proximité du TGV qui en donnait la mesure en termes temporels (trois heures, trois heures et demie, quatre heures...). D’un autre côté, la distance à la mer commandait directement le niveau des prix. En sorte que je me retrouvai rapidement dans l’obligation de dénicher quelque maison à rénover dans une zone située à mi-distance de la mer et du TGV, agricole par conséquent et lourdement affectée par le dynamisme de l’agriculture et de l’élevage modernes.
Sur les étendues rasées de la Bretagne remembrée l’odeur du lisier flottait. On pouvait voir s’y profiler à tout instant les silhouettes allongées des porcheries ou des poulaillers industriels, tapies dans le moindre mouvement de terrain comme un sous-marin au creux de la vague : je les guettai avec l’énergie du désespoir, tel un commandant de cargo durant la seconde guerre mondiale, prêt à changer de cap et à fuir, fuir encore et toujours. Je tombai ainsi sur une nationale à quatre voies (la Bretagne en est couverte), puis retrouvai l’autoroute et regagnai Paris.
Mais je vais bientôt repartir. Car le paradoxe de toutes ces pérégrinations immobilières, c’est que, au retour, malgré les énervements et les désillusions, elles me laissent plutôt un bon souvenir. N’ayons pas peur des mots : elles m’ont toujours intéressé, et même inspiré par moments une sorte d’allégresse, une forme de bonheur.
Tout d’abord parce que la France est belle dans sa diversité et que quelques jours de déplacement au ralenti dans les villages de Touraine, de Normandie et de Bretagne en font toucher du doigt et de l’oeil les éclatantes variations et les harmoniques subtiles : le tuffeau, les colombages et le granit, les clochers d’ardoise ou de pierre, l’ardoise fine et la tuile ancienne, les forêts communales ou domaniales résistent encore à l’emprise des zones de circulation et de commercialisation qui les infiltrent et les enserrent, à l’uniformité du design au rabais qui modèle les zones piétonnières, le mobilier urbain, les ronds-points décorés et les hypermarchés.
Un immense besoin de parler
ENSUITE (et c’est un peu ici l’ethnologue qui parle) parce que, à la faveur des rencontres suscitées par les petites annonces ou les agents immobiliers, on peut mesurer l’immense besoin de parler que ressentent les interlocuteurs d’un jour. En quelques conversations, j’ai recueilli la matière de plusieurs romans. Il faut dire que la mise en vente d’une maison suit généralement un événement important, perturbateur ou tragique : les intéressés sont avides de l’évoquer, comme s’ils en conjuraient par là le caractère exceptionnel et les effets pervers.
Un jour, en Bretagne, une dame d’une soixantaine d’années me parla longuement de son hésitation à se débarrasser de la maison où sa mère venait de mourir, et aussi du mauvais comportement de son frère qui commençait à vendre les meubles. C’était de beaux meubles, il faut dire, couverts de bibelots, de photographies de famille, de souvenirs au milieu desquels je me sentais indiscret, un peu voyeur, bien que, paradoxalement, ils eussent tous quelque chose de vaguement familier, comme ces cartes postales anciennes qu’on trouve parfois chez les brocanteurs et dont on lit avec une certaine émotion le message banal et intime (« Bon souvenir de vacances », « La mer est bonne », « A dans deux semaines »), comme si l’on en était vraiment l’ultime destinataire.
Un autre jour, un homme, qui allait sur ses quatre-vingts ans et qui m’avait d’abord fait valoir le calme du lieu et le charme des dix mètres de berge vers lesquels descendait son petit jardin arboré, se mit à me raconter tous les services qu’il rendait naguère à son fils propriétaire de la maison voisine et qui venait de vendre pour aller s’installer ailleurs, évoquant d’un geste las tous les bonheurs passés et concluant, en me prenant à témoin contre tous ses intérêts : « Que voulez-vous que je fasse, aujourd’hui, tout seul avec ma femme ? Regarder à longueur de journée couler la Seine, comme un idiot ? »
Enfin, au fil des kilomètres et des entretiens, une image de la France dite profonde s’esquissait et je me dis que le dépouillement d’un seul numéro du journal consacré aux annonces immobilières des particuliers permettrait d’opérer dans notre société une coupe révélatrice de ses problèmes et de ses misères. En quelques jours, j’avais vu se former un curieux cortège où se rejoignaient la vieille veuve bretonne et ses dix hectares inutiles de terre en jachère ; la jeune femme enceinte de son quatrième ou cinquième enfant, qui n’arriverait jamais à vendre sa masure au bord de la nationale et n’arrêtait pas de crier après son aînée, prénommée Kimberley comme si elle sortait tout droit de la série télévisée « Melrose Place » ; des couples que seul l’accueil de quelques enfants de la DASS protégeait de la pauvreté ; des instituteurs fatigués et aspirant à la retraite, mais qui, dans ces milieux fragiles, faisaient figure de nantis ; un chômeur diplômé auquel son DEA de sciences sociales et ses convictions écologiques n’avaient pas fourni de travail et qui devait suivre sa femme, nommée sur un autre site de l’entreprise où elle était employée.
La relative modestie de mes « choix budgétaires », comme on dit pudiquement dans les agences, m’a mis en contact, c’est bien évident, avec ceux qui sont condamnés, pour faire bonne figure, à surestimer leur cadre de vie et à en taire les vices cachés, bref à devenir poètes. Je vais repartir, c’est décidé. Pour trouver une maison, évidemment, mais aussi pour entendre encore une fois, pour mieux entendre ces voix multiples où se mêlent à quelques signes de détresse et à quelques velléités de défense passive (l’éloge du bricolage et du travail au noir) une tenace, indestructible envie de vivre. Ou de survivre.
Marc Augé