a écrit :
Un débat sur les rapports entre le mouvement ouvrier et la République s'est ouvert à gauche, relayé par les médias à la suite de la publication de plusieurs ouvrages sur ce thème, notamment celui de notre camarade Christian Picquet (1)...
L'histoire des rapports entre le mouvement ouvrier et la République est tumultueuse. Ils se sont rencontrés, mêlés mais aussi opposés et combattus. La République représentait la rupture avec la monarchie. Si elle a incarné les idéaux d'"égalité", de "fraternité" et de "liberté", elle a aussi constitué, depuis plus d'un siècle, la forme politique de la domination des classes dominantes, de construction de l'Etat bourgeois.
Cette double dimension a conduit les révolutionnaires non pas à défendre, en tout temps et en tout lieu, la République mais à adapter une politique en fonction de chaque conjoncture historique et des rapports entre la lutte des classes et la place spécifique occupée par la dynamique du combat pour la République. Elle a ainsi servi de point de ralliement aux mouvements populaires non seulement en France mais aussi dans d'autres pays d'Europe. Les grands moments de soulèvements révolutionnaires contre la monarchie, le fascisme ou la dictature ont été marqués du sceau républicain : les journées de 1793, de 1830, de 1848 ; l'expérience fondatrice de la Commune de Paris ; les mobilisations antifascistes entre 1934 et 1936 en France ou entre 1936 et 1939 en Espagne contre le franquisme ; la résistance contre l'occupant nazi entre 1940 et 1944.
Ambiguïté fondamentale de la République
Mais parce que la République confond les aspirations démocratiques et les institutions qui confortent l'Etat bourgeois, elle peut s'avérer être un terrible piège pour le mouvement ouvrier.
Elle a été aussi le terrain de toute la politique d'union sacrée des classes dominantes au mouvement ouvrier réformiste. C'est au nom de la République qu'ont été conduites les expéditions coloniales contre les peuples d'Afrique du Nord, d'Afrique noire et d'Indochine. C'est au nom de la République qu'a été conduite une politique de répression et d'assimilation forcée de ces peuples. C'est aussi au nom de la République qu'ont été approuvées nombre de politiques de collaboration de classes. En juin 1848, c'est au nom de la "République des propriétaires" qu'est écrasée dans le sang l'insurrection ouvrière parisienne. Des premières expériences de "ministérialisme" (participation d'un ministre socialiste, Millerand, dans un gouvernements bourgeois) au début du XXe siècle à la reconstruction de l'Etat bourgeois en 1944-1945 (sous la houlette de De Gaulle, avec le désarmement des forces de la Résistance), en passant par le Front populaire qui canalisa la force propulsive de la grève générale dans l'alliance avec le Parti radical, c'est pourtant à chaque fois la référence à la République identifiée aux institutions de l'Etat bourgeois démocratique qui désarma le mouvement social. D'ailleurs, n'oublions pas, comme le montre de manière saisissante le film de Ken Loach sur la guerre civile espagnole (2), la manière dont les staliniens, certains sociaux-démocrates et les partis bourgeois républicains ont utilisé la défense de la République pour étrangler la Révolution. Il y avait, dans le camp de la République, une lutte impitoyable entre révolution et contre-révolution.
Car contrairement à ce que prétend la formule de Jaurès - "l'Etat est un rapport de forces" -, la République comme forme politique n'est jamais neutre. Elle n'est pas une forme politique indifférenciée qui se remplirait d'un contenu social donné, bourgeois ou prolétarien, selon les rapports de forces. L'Etat est au service des classes dominantes.
Nous partageons, ici aussi, le point de vue de Lénine pour qui "La République démocratique bourgeoise a promis et proclamé le pouvoir de la majorité, mais elle n'a pu le réaliser tant qu'existait la propriété privée du sol et des autres moyens de production" (1919).
Cette ambivalence ou ambiguïté fondamentale de la République nous conduit à rejeter toute idée d'alliance, de mouvement ou de front républicain avec la bourgeoisie. Cela va de soi, mais mieux vaut le rappeler lorsque le gouvernement Chirac tente de se draper dans un "bonapartisme républicain" pour couvrir sa politique de contre-réforme libérale. La trajectoire d'un Jean-Pierre Chevènement prouve aussi la faillite du nationalisme républicain. D'ailleurs, aucune alliance stratégique ne pourrait se justifier avec des courants de gauche qui, tout en se réclamant de la République, se refusent à remettre en cause la propriété capitaliste ou les institutions étatiques.
Les convictions républicaines de responsables socialistes, comme Arnaud Montebourg ou Jean-Luc Mélenchon, n'ont pas pesé lourd lorsqu'il a fallu soutenir et mettre en oeuvre la politique d'accompagnement social-libéral du gouvernement Jospin... Elles s'inscrivent dans un retour mythique aux IIIe et IVe République, à des formes politiques parlementaires bourgeoises et à des régulations économiques et sociales qui limiteraient les malfaisances du libéralisme. Piètre rempart à l'offensive libérale... Mais qui s'inscrit dans la représentation dominante du républicanisme dans l'histoire. C'est d'ailleurs ce qui explique que la dynamique de la lutte de classes n'épouse pas aujourd'hui les formes républicaines, comme au siècle dernier. Une situation prérévolutionnaire comme celle de Mai 68, par exemple, ne s'est pas située dans les traditions républicaines du mouvement ouvrier.
Dans ces conditions, on ne peut conférer à la République une valeur stratégique centrale, comme le fait Christian Picquet dans son livre, La République dans la tourmente (1). Une chose est de défendre, dans la République, des conquêtes sociales et démocratiques : le suffrage universel, les services publics, la laïcité comme principe de séparation de l'Eglise et de l'Etat. Ces combats prennent aujourd'hui une nouvelle dimension face aux contre-réformes libérales qui remettent en cause l'espace démocratique. Ils doivent être liés à une perspective transitoire de transformation sociale radicale de la société. Autre chose est de proposer comme perspective stratégique une référence à la République qui, comme forme politique, fusionne libertés démocratiques et institutions étatiques. Cela risque de brider les luttes de classes dans leur remise en cause étatique.
Le socialisme ne résulte pas d'une radicalisation de la République. Entre les deux, il y a des cassures, des discontinuités, en particulier la destruction de la vieille machine d'Etat. La problématique de Christian Picquet tend à sous-estimer ces ruptures, surtout lorsqu'il relativise la dynamique de la "dualité de pouvoir" et ajoute que la "Révolution doit être désormais appréhendée comme un processus" (p. 141).
Nous préférons inscrire notre combat et notre réflexion stratégiques dans la perspective d'une rupture révolutionnaire et dans la construction d'une démocratie socialiste.
Pierre-François Grond et François Sabado
1. Christian Picquet, La République dans la tourmente. Essai pour une gauche à gauche, Syllepse, "Utopie critique", 2003, 16,50 euros. Ce livre a été chroniqué par Francis Sitel dans les colonnes de Rouge du 4 décembre 2003.
2. Land and Freedom, 1995.