Jean Jaurès - Discours de Bâle, 1912

Marxisme et mouvement ouvrier.

Jean Jaurès - Discours de Bâle, 1912

Message par Gayraud de Mazars » 03 Oct 2024, 16:40

Salut camarades,

Discours de Bâle, 24 novembre 1912, par Jean Jaurès.

Longtemps oublié et occulté par le PCF ce discours de Jaurès à Bâle reste majeur, d'une grande actualité pour les révolutionnaires face à la guerre, qui est là, et menace à l'International !

Le congrès extraordinaire de Bâle « contre la guerre » avait rassemblé les 24 et 25 novembre 1912 quelques 500 délégués socialistes venus de 23 pays différents. Une manifestation parcourt au matin du 24 novembre 1912 les rues de la ville avant de converger vers la cathédrale. Douze mille personnes ne parviennent pas à entrer. Quatre tribunes sont alors installées autour de l’édifice où s’expriment vingt-six orateurs des différentes nations.

Le discours de Jean Jaurès :

Citoyens !

Nous sommes réunis ici en une heure de soucis et de responsabilités. Le poids des responsabilités a d’abord pesé le plus lourdement sur les épaules de nos frères des Balkans. Mais, finalement, cette responsabilité inouïe pèse sur l’Internationale tout entière, d’abord à cause de notre solidarité et ensuite parce que nous devons empêcher que le conflit s’étende, qu’il dégénère en incendie et que les flammes enveloppent tous les travailleurs d’Europe. Empêcher cela c’est le devoir de tous les travailleurs du monde entier. Il ne s’agit pas d’une question nationale, mais d’une question internationale. Récemment, la presse bourgeoise de France raillait en parlant du Congrès et elle était d’avis qu’il s’agissait uniquement d’une parade socialiste et que les socialistes savaient même très bien que la paix n’était pas du tout menacée; ils voulaient seulement se donner, après coup, l’air d’avoir, par leurs protestations, sauvé la patrie. Mais, dans les derniers jours, ces mêmes journaux furent obligés de publier les nouvelles les plus sérieuses. La vérité est que l’insécurité et la confusion règnent partout; la vérité est que la classe capitaliste est elle-même divisée et séparée en deux camps, qu’elle ignore si elle a plus à gagner ou à perdre à un choc général; la vérité est que tous les gouvernements, de crainte des conséquences immenses, ne peuvent arriver à prendre une résolution.

Dans tous les pays il y a des courants contraires. Les uns sont contre la paix, les autres sont contre la guerre. La balance du Destin oscille dans les mains des gouvernements. Mais subitement le vertige peut saisir ceux qui hésitent encore. C’est pourquoi nous, les travailleurs et les socialistes de tous les pays, nous devons rendre la guerre impossible en jetant notre force dans la balance de la paix. Oh! je l’espère, nous ne serons pas seuls pour livrer ce combat. Ici, à Bâle, les chrétiens nous ont ouvert leur cathédrale. Notre but répond à leur pensée et à leur volonté: maintenir la paix. Mais, puissent tous les chrétiens, qui suivent encore sérieusement les paroles de leur maître, nourrir le même espoir que nous. Ils s’opposeront avec nous à ce que les peuples soient saisis par les griffes du démon de la guerre. La nature des souhaits de bienvenue qui nous ont été adressés ce matin à Bâle nous donne également réconfort et espérance. Et le salut adressé par le gouvernement de Bâle à l’Internationale évoqua la mêmes sentiments. Ce fut un bon signe; là où l’esprit de la Démocratie a pu, comme à Bâle, pénétrer profondément, là où cet esprit a derrière lui un prolétariat bien organisé, là existe une noble conviction répandue dans tout le peuple et cela nous fait espérer à chaque instant.

Nous avons été reçus dans cette église au son des cloches qui me parut, tout à l’heure, comme un appel à la réconciliation générale. Il me rappela l’inscription que Schiller avait gravée sur sa cloche symbolique: Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango! Vivos voco: j’appelle les vivants pour qu’il se défendent contre le monstre qui apparaît à l’horizon. Mortuos plango: je pleure sur les morts innombrables couchés là-bas vers l’Orient et dont la puanteur arrive jusqu’à nous comme un remords. Fulgura frango: je briserai les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées.

Mais il ne suffit pas qu’il y ait ici et là, dispersée et hésitante, une bonne volonté pour la lutte. Il nous faut l’unité de volonté et d’action du prolétariat militant et organisé. L’heure est sérieuse et tragique. Plus le péril se précise, plus les menaces approchent, et plus urgente devient la question que le prolétariat nous pose, non, se pose à lui-même: Si la chose monstrueuse est vraiment là, s’il sera effectivement nécessaire de marcher pour assassiner ses frères, que ferons-nous pour échapper à cette épouvante? Nous ne pouvons répondre à cette question dictée par l’effroi, attendu que nous prescrivons un mouvement déterminé pour une heure déterminée. Quand les nuages s’accumulent, quand les vagues se soulèvent, le marin ne peut prédire les mesures déterminées à prendre pour chaque instant. Mais l’Internationale doit veiller à faire pénétrer partout sa parole de paix, à déployer partout son action légale ou révolutionnaire qui empêchera la guerre, ou sinon à demander des comptes aux criminels qui en seront les fauteurs.

Les gouvernements d’Europe doivent comprendre que la véritable signification du Congrès est de souligner, de réaliser et de fortifier notre unité. Nous échangeons des opinions, des idées, des connaissances, des promesses, des décisions et des espoirs. Et cette action ne peut cesser le lendemain du Congrès.

Nous devons nous rendre partout pour porter dans les masses la conscience de notre action, nous devons encore une fois confirmer dans tous les Parlements que nous voulons la paix.

La pensée et la paix remplit toutes les têtes et si les gouvernements sont indécis et hésitent, nous devons mettre en œuvre l’action prolétarienne. C’est là l’œuvre de ce Congrès. Il n’y en a pas de plus noble! Déjà tant de pensées, déjà tant d’espoirs se sont élevés vers cette voûte. Mais quelque haut que puissent s’être envolés ces rêves, il ne peut rien y avoir de plus sublime que la volonté de faire vivre la Justice et la Paix.

Cette même église a vu siéger une assemblée d’évêques qui s’est déchirée dans la lutte contre le schisme et la désagrégation. Quel contraste avec la séance d’aujourd’hui! Nous ne sommes pas divisés ici du fait d’antagonismes d’intérêts, mais nous unis par le cœur, la pensée, la doctrine, l’action ou la volonté. Et nous quitterons cette salle en jurant de sauver la paix et la civilisation.

Nous penserons à ces mots qu’un Allemand a prononcés récemment: « Les gouvernements réfléchiront que s’ils amènent le danger de la guerre, les peuples pourront facilement faire le calcul que leur propre révolution leur coûterait moins de victimes que la guerre des autres. »


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Le grand Jaurès !
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Fraternellement,
GdM
"Un seul véritable révolutionnaire dans une usine, une mine, un syndicat, un régiment, un bateau de guerre, vaut infiniment mieux que des centaines de petits-bourgeois pseudo-révolutionnaires cuisant dans leur propre jus."
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Gayraud de Mazars
 
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Re: Jean Jaurès - Discours de Bâle, 1912

Message par Zorglub » 03 Oct 2024, 22:14

On en appelle au prolétariat (oui mais pourquoi ?), à la bourgeoisie pacifiste et même aux chrétiens... à la paix.

On est loin du Guerre à la guerre qui sortit pourtant de ce congrès.

Jaurès avait au moins son intégrité mais un chauvin nous empêcha de savoir s'il eût résisté à l'union sacrée. Bref Jaurès est grand parce qu'il a été assassiné avant peut-être de ne plus l'être.

Pour les jauressiens, par contre, on le sait, et c'est grâce, un peu, à ce genre de discours ambigu.

C'est important de s'en rappeler à l'heure où les bruits de canons se font de plus en plus entendre, avec l'impérialisme à la manœuvre.

Il y a 110 ans
Les 24 et 25 novembre 1912, le congrès de Bâle de l’Internationale socialiste
Le congrès de la Deuxième Internationale, initialement prévu à Vienne en 1913, fut avancé d’un an devant le risque que la première guerre des Balkans se transforme en guerre mondiale. Il eut lieu à Bâle, en Suisse, les 24 et 25 novembre, réunit 550 délégués de 23 pays et se consacra à « la situation internationale et l’accord pour une action contre la guerre ».
L’ouverture du congrès fut précédée de manifestations contre la guerre, partout où les organisations du mouvement ouvrier étaient en capacité d’en organiser. Il fut l’occasion d’un meeting de 10 000 personnes contre le militarisme et la folie meurtrière qui menaçaient, résultats de l’exacerbation des rivalités entre grandes puissances impérialistes.

La planète avait été parta­gée, au ­bénéfice en particulier de la Grande-­Bretagne et de la France. D’autres États tels que l’Allemagne cherchaient à conquérir des territoires et se heurtaient à la mainmise de ces ­impérialismes repus. Chaque conflit qui opposait les différents pays capitalistes, directement ou non, menaçait d’être l’étincelle déclenchant un conflit mondial.

La première guerre des Balkans de 1912 résulta du jeu des impérialismes face à la révolte des différents peuples qui cohabitaient sous le joug de l’Empire ottoman et de l’Empire austro-hongrois. Entre 1815 et 1912, une série de guerres aboutit à la formation d’États indépendants aux dépens de l’Empire ottoman. Les nouveaux États de Grèce, Serbie et Roumanie se disputaient ses derniers lambeaux et se contestaient leurs frontières. Chacun était soutenu par l’Empire austro-hongrois ou russe ou une puissance européenne. En 1912, la Serbie et la Bulgarie, rejointes par le Monténégro et la Grèce, avec la caution de la Grande-Bretagne, s’allièrent et repoussèrent l’armée ottomane jusqu’aux portes d’Istanbul, alors Constantinople. Du fait des alliances contractées par chaque protagoniste, la guerre menaçait de se généraliser en impliquant directement les pays impérialistes. Ce ne fut pas le cas mais deux ans plus tard, le 28 juin 1914, l’assassinat du couple héritier du trône austro-hongrois par un nationaliste serbe allait donner le signal de la Première Guerre mondiale.

En 1912, l’Internationale regroupait un grand nombre de partis ouvriers ayant une réelle influence, et aussi des syndicats. Ces partis avaient des députés, tenaient des mairies, organisaient les travailleurs de multiples façons et jouaient un rôle de premier plan dans leur vie sociale.

L’Internationale avait pour programme le renversement de la société capitaliste et l’instauration d’une société socialiste dirigée par les travailleurs. Elle apparaissait comme un pôle capable de contrecarrer la politique de la bourgeoisie et d’opposer l’unité et la fraternité de la classe ouvrière aux rivalités nationales. D’ailleurs, face au conflit des Balkans, les petits partis serbe, bulgare et roumain prirent position contre la guerre et contre leur gouvernement malgré la répression. Les députés serbes refusèrent de voter les crédits de guerre.

Les partis socialistes défendaient la suppression de l’armée de métier et le désarmement. La guerre qui avait opposé, en 1904, la Russie et le Japon, avait suscité des débats bien plus concrets, d’autant que la défaite de la Russie avait débouché sur la révolution de 1905 suivie de vagues de grèves dans les pays impérialistes européens.

En 1907, lors du congrès de Stuttgart, les débats avaient laissé apparaître des désaccords profonds. Le député social-démocrate allemand Noske qui, quelques années plus tard, allait réprimer dans le sang la révolution allemande, déclara devant ses pairs qu’en cas de guerre les ouvriers socialistes devraient défendre leur patrie, montrant qu’une fraction minoritaire se plaçait déjà sur ce terrain. Les positions conquises par les partis socialistes dans les métropoles impérialistes, dans le contexte de l’amélioration du niveau de vie d’une partie de la population, favorisaient l’intégration d’une fraction de la classe ouvrière et de ses représentants dans la société bourgeoise. Bien que combattu et désavoué au sein de l’Internationale, le réformisme gagnait du terrain.

Une fraction des militants mettaient leurs espoirs dans la grève générale, convaincus que l’Internationale aurait le pouvoir d’arrêter la mobilisation guerrière. Les représentants de l’aile la plus radicale de l’Internationale, entre autres Rosa Luxemburg et Lénine, défendaient l’idée que les travailleurs devraient retourner leurs armes contre leurs propres dirigeants. La résolution finale du congrès de 1907 avait repris les formulations de Lénine : «Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, les socialistes ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste. »

En 1912, le Congrès de Bâle confirma cette position et les délégués se séparèrent sur le slogan « guerre à la guerre. »

Pourtant, deux ans plus tard, en 1914, face à la généralisation du conflit, non seulement la Deuxième Internationale resta paralysée mais la plupart de ses dirigeants se rallièrent à l’union sacrée derrière leur gouvernement. La majorité des députés vota les crédits de guerre, et des dirigeants socialistes devinrent ministres, en France par exemple.

Des miltants restés révolutionnaires, dont les dirigeants allemands Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, le parti bolchévik et d’autres, ne sombrèrent pas dans le chauvinisme. La trahison de la majorité des dirigeants des partis sociaux-démocrates européens révélait leur adaptation au capitalisme alors que le développement de celui-ci et l’enrichissement de la bourgeoisie européenne par l’exploitation du reste du monde avaient rendu possible, pendant quelques années, la distribution de quelques privilèges à une partie des travailleurs et de leurs représentants politiques et syndicaux.

La minorité restée révolutionnaire allait être à l’origine de la constitution des partis communistes et de la troisième internationale, l’Internationale Communiste.
Inès Rabah

LO2837
Et puis pour continuer sur la lancée :
Zorglub
 
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