CITATION
En Sibérie, les patrons investissent le pouvoir politique pour asseoir leur puissance économique
LE MONDE
Iartsevo (territoire de Krasnoïarsk) de notre envoyée spéciale
"Les RoussAltsi sont venus." Dans ce hameau de 2 500 habitants écrasé de soleil, où l'institutrice, Tatiana Nikolaevna, prépare la fête annuelle de l'école, intitulée "Où commence la Patrie ?", avec veillées, chants et costumes anciens évoquant une histoire qui remonte à 1605, aux premiers jours de la conquête de la Sibérie par les marchands et les cosaques russes, on murmure qu'une autre conquête est en cours : celle de ces immenses territoires riches en minerais et en bois par une poignée de grands groupes privés russes.
L'expansion de ces derniers est double : économique et politique. Les élections régionales organisées depuis près de quatre ans sous la présidence de Vladimir Poutine, au niveau des régions, des territoires, des districts et des républiques autonomes qui composent la Fédération de Russie, ont été marquées par l'installation de ces groupes aux plus hautes fonctions politiques.
Les "RoussAltsi", évoqués avec méfiance par les habitants de Iartsevo, ce sont les représentants de RoussAl, le géant russe de l'aluminium, numéro deux mondial, qui contrôle les usines et les centrales hydro-électriques du territoire de Krasnoïarsk, plus au sud. "Ils ont provoqué la banqueroute de notre industrie du bois locale, transformée en société par actions dans les années 1990 et dirigée par ses anciens chefs, raconte un habitant. C'était planifié. Les ouvriers du village n'ont pas été payés pendant trois mois. Puis, en mai, les RoussAltsi nous ont rendu visite pour nous annoncer qu'ils étaient les nouveaux patrons. Ils étaient jeunes, bien habillés, se déplaçaient en hélicoptère. Ils nous ont dit que si on ne travaillait pas bien, ils feraient venir des travailleurs finlandais ! Ils nous ont aussi promis de nouveaux équipements. On attend toujours."
DU BOIS MASSIVEMENT EXPORTÉ
Dans plusieurs localités le long du fleuve Ienisseï, un scénario semblable s'est répété cette année. Le bois de Sibérie est exporté massivement vers l'Asie du Sud-Est, la Chine, le Japon. Le prix local du mètre cube de pin russe est de 53 roubles (près de 2 euros). En Chine, il est revendu 60 euros. Beaucoup d'exportations se font illégalement, "mais Moscou ferme les yeux, parce que les magnats du bois ont tout pris sous leur contrôle", dit une élue de l'assemblée de Krasnoïarsk, Alexandra Andronova, dans un journal local.
Selon une récente étude des régions russes, des représentants de grandes entreprises privées russes contrôlent "six des dix districts autonomes de Russie ayant les ressources naturelles les plus riches et étant les plus développés en termes de relations économiques". Les grands groupes russes "considèrent qu'avoir leurs représentants élus à des fonctions politiques est une garantie supplémentaire de leur stabilité, à la fois au niveau régional et fédéral", dit le rapport régional russe dans son édition d'avril, une publication bénéficiant de fonds universitaires américains. "Dans les régions de Tioumen et Krasnoïarsk, notamment, des compagnies importantes comme le pétrolier Ioukos et le holding Interros jouent un rôle déterminant dans la configuration du paysage politique."
Le gouverneur de Krasnoïarsk, Alexandre Khloponine, 38 ans, élu à l'automne 2002 à l'issue d'une bataille épique qui opposa ce représentant de la firme Norilsk Nickel, fleuron du holding Interros, à un homme de paille du groupe RoussAl, rêverait d'une carrière nationale. Il siège au conseil dirigeant du parti Russie unie, le parti soutenu par le Kremlin à l'approche des élections législatives de décembre. Dans la région de Krasnoïarsk, le groupe Norilsk Nickel, contrôlé par l'oligarque Vladimir Potanine, a placé ses hommes à la tête de la mairie de Norilsk, du district autonome de Taïmyr, et au siège du gouverneur. Ces positionnements permettent de monnayer auprès du Kremlin les fameuses "ressources administratives"pourvoyeuses de votes, lors d'élections fédérales.
Nikolaï Petrovitch, marin sur un petit cargo de l'Ienisseï transportant l'été des fruits et légumes vers l'enclave industrielle de Norilsk, a voté pour Alexandre Khloponine : "C'est un jeune, et il est déjà riche. Comme il l'a dit pendant sa campagne électorale : il est suffisamment riche pour ne plus avoir à nous voler. Au moins, ça change des autres fonctionnaires d'Etat qui ne pensent qu'à s'engraisser au pouvoir."
Mais, à Zotino, autre village de l'Ienisseï dont la scierie et les équipes de bûcherons ont été repris par RoussAl, une épicière exprime un avis plus répandu, dans ces contrées où le Kremlin et ses intrigues paraissent si lointains. "Nos nouveaux maîtres sont les gens de l'aluminium. Ils nous ont achetés. Avant, on exploitait la forêt avec un plan de régénération. Eux vont piller la forêt et nous laisser sans rien."
Natalie Nougayrède
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.08.03
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