
Editorial du 11/09
a écrit :LES EMPOISONNEURS
Cela se passe à Abidjan, principale ville de Côte-d'Ivoire, une agglomération de près de quatre millions d'habitants, avec ses quartiers pauvres à perte de vue. Un navire russe battant pavillon panaméen, appartenant à une compagnie grecque, a déchargé nuitamment 400 tonnes de produits hautement toxiques qui, transportés par des camions-citernes, ont été déversés dans une dizaine de décharges à l'air libre, la plupart situées au milieu des habitations.
Aux habitants des quartiers concernés qui se sont inquiétés de l'odeur nauséabonde, des autorités locales ont répondu qu'il s'agissait d'une campagne de démoustication. Cinq personnes, dont deux enfants, sont mortes d'intoxication, et ce n'est malheureusement pas fini car quelque sept mille personnes sont passées dans les hôpitaux avec les symptômes d'une intoxication plus ou moins grave.
Les autorités ont attendu plus de deux semaines pour réagir, lorsque des manifestations de plus en plus nombreuses, des barricades exprimant la colère des habitants, ont menacé de bloquer la ville. Entre temps, le bateau avait quitté le port d'Abidjan et l'armateur assura que le déchargement était légal car il avait toutes les autorisations nécessaires.
Tout en faisant réprimer violemment les manifestations, le Premier ministre a donné la démission de son gouvernement. Mais le président de la République l'a aussitôt chargé de constituer le nouveau gouvernement. Et pour le moment, dans la chaîne de responsabilités qui va du capitaine du port jusqu'au gouverneur du district et des ministres, seuls quelques lampistes sont poursuivis.
Bien sûr, seul un pouvoir corrompu jusqu'à l'os pouvait accorder l'autorisation de déverser des produits hautement toxiques et qui plus est dispersés en plusieurs points d'une grande ville. Il aurait cherché à empoisonner la population qu'il ne s'y serait pas pris autrement !
Cela éclaire ce qu'est le pouvoir et les hommes qui l'incarnent à différents niveaux dans bien des pays pauvres. Mais qui dit corruption et corrompus, dit aussi corrupteurs. On ne sait pas encore qui a produit les déchets toxiques et qui a décidé de les faire déverser dans un pays pauvre où l'on peut acheter les autorités pour pas cher. Ce que l'on sait cependant, c'est qu'il s'agit de sous-produits de raffineries de pétrole. Ce n'est certes pas la première fois que des groupes industriels d'Europe occidentale ou des Etats-Unis se débarrassent de leurs déchets toxiques dans des pays pauvres sans s'occuper des conséquences désastreuses pour la population. Que l'on se souvienne aussi de la récente affaire du "Clémenceau", ce navire de guerre que le gouvernement français voulait envoyer en Inde pour désamiantage.
Pendant que les dirigeants politiques parlent cyniquement de la nécessité de co-développement pour justifier l'instauration de barbelés contre l'immigration venant de pays pauvres, voilà le seul co-développement pour pays pauvres : devenir la poubelle des industriels des pays riches.
Alors, le crime commis à Abidjan - car cela en est un - illustre le fonctionnement d'une économie où la recherche du profit est censée tout justifier. Traiter les produits toxiques pour les rendre inoffensifs ou, lorsque cela n'est pas possible, les enfouir sans que cela cause des dégâts, cela coûte cher, cela rogne les profits, en l'occurrence ceux des raffineries des trusts pétroliers. Alors, on va les déposer devant la porte des pauvres.
C'est la même logique, celle du profit au détriment des êtres humains et de la société, qui a conduit aussi à la pollution des côtes bretonnes par le naufrage de l'Erika. Cette pollution n'a pas fait de morts, si ce n'est dans la faune. Mais l'utilisation de l'amiante des décennies après que sa nocivité a été connue, elle, a fait des morts et continue à en faire.
Au-delà de la responsabilité de la chaîne de corruptions dans l'empoisonnement d'Abidjan, il y a celle, fondamentale, d'un système économique dont les dégâts pour l'humanité sont incommensurables.
Arlette Laguiller