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Message Publié : 08 Août 2006, 11:56
par zejarda
de libération
a écrit :
Ils sont des millions à travers le monde à être exploités, mais les premiers signes de craquement apparaissent. Reportage au Bangladesh après les émeutes de juin.
Par Pierre PRAKASH
QUOTIDIEN : Mardi 8 août 2006 - 06:00
Dacca envoyé spécial
Pour rencontrer les dizaines de milliers d'ouvriers du textile de la capitale bangladaise, il faut se rendre, la nuit, dans les bidonvilles insalubres des quartiers nord. Avant neuf, voire dix heures du soir, la plupart sont en effet à l'usine, comme en témoignent les centaines de façades illuminées à travers la ville ­ des bâtiments pour beaucoup décatis où les machines à coudre s'alignent par milliers, sur plusieurs étages. «Je travaille au minimum douze heures par jour, sans jamais toucher toutes les heures supplémentaires», explique ainsi Salma, 18 ans, qui habite un labyrinthe de cabanon en briques. «Que faire ? Si on proteste, on est viré, or ma famille ne peut pas se passer de mon salaire, et je ne trouverai jamais un autre emploi.»
Les chaussures de Zidane
Tel est le sort des 2 millions d'ouvriers bangladais employés dans la confection, véritable poumon économique puisqu'il représente les trois quarts des exportations (5 milliards d'euros en 2005). De Gap à H & M en passant par Wal-Mart, Zara ou encore Nike et Reebok, toutes les grandes marques occidentales se fournissent au Bangladesh, l'un des pays les plus pauvres du monde. En juin dernier, la révolte de ces ouvriers a rappelé, s'il en était besoin, les dures conditions de travail de ces sweatshops («ateliers de la sueur»). Et si c'est dans ce pays que la rébellion a été la plus massive, il ne se passe pas une semaine sans que des ONG ne signalent des éruptions de colère, de l'Indonésie au Nicaragua en passant par le Sri Lanka. Fin juillet, en Chine, à Dongguan, un millier d'ouvriers d'une usine de jouets travaillant notamment pour McDonald's ont violemment affronté les forces de l'ordre pour obtenir, selon China Labor Watch, ONG basée à New York, de meilleurs salaires. Tout cela au péril de leur emploi et parfois de leur vie.
Selon un rapport d'Oxfam, publié en mai, la plupart des ouvriers travaillant pour de grandes marques de sport ont été virés ou menacés de violences lorsqu'ils ont voulu mettre en place des organisations syndicales. Ce fut le cas chez Panarub, l'entreprise indonésienne où Adidas fait fabriquer les chaussures Predator, précisément celles que portaient Zinédine Zidane ou David Beckham pendant le Mondial. Aujourd'hui, Oxfam attend d'Adidas qu'il intervienne auprès de son fournisseur pour la réintégration des 33 leaders syndicaux. De fait, les multinationales sont de plus en plus sollicitées pour influer sur les conditions de travail des sweatshops . Les audits sociaux qu'elles mènent désormais (lire page 4) y contribuent. Mais l'intérêt des marques ne rejoint pas toujours celui des populations qui sous-traitent : l'objectif n'est-il pas de faire fabriquer au meilleur coût ?
Attaques d'usines
Le Bangladesh est un cas d'espèce. Le pays ne produit que peu de tissu, ce qui augmente les coûts de production puisqu'il faut l'importer. Mais le coût du travail y est si peu cher que l'opération reste rentable. A 930 takas (moins de 10,50 euros), le smic dans le textile n'a pas été réévalué depuis 1994. Or, entretemps, le coût de la vie a considérablement augmenté, si bien que les ouvriers, souvent des paysans venus en ville, vivent dans une misère absolue. «Nous ne mangeons plus jamais de viande ou de poisson, juste des légumes et du riz», se lamente Shahina, devant les rangées de cabanes en tôle où s'entassent des milliers d'ouvriers de la zone industrielle de Sarvar, à une heure de la capitale.
Après s'être longtemps résignés, les ouvriers ont donc fini par se rebeller. Partie le 22 mai d'une entreprise de la région de Sarvar, la contestation s'est propagée comme une traînée de poudre jusqu'à la capitale, des milliers d'ouvriers enragés attaquant les usines à coups de pierres. Après une légère accalmie, de nouveaux troubles ont éclaté dans la zone franche de Dacca, début juin, obligeant toutes les unités à fermer près d'une semaine. Un mort, des centaines de blessés et des dizaines d'usines endommagées pour que les droits du travail les plus basiques s'appliquent enfin à ceux qui, de l'autre côté de la planète, fabriquent pour un salaire de misère les vêtements destinés à nos centres commerciaux...
Fin juin, un accord a été signé entre patronat, syndicats et gouvernement, pour que la législation du travail soit enfin respectée. Entré en vigueur début juillet, il ne concerne paradoxalement que des droits déjà prévus non seulement par la législation nationale, mais aussi par diverses conventions du Bureau international du travail que Dacca a ratifiées. A l'exception de quelques grosses entreprises, ils n'ont jamais été appliqués.
L'an dernier, des centaines d'employés sont morts dans des incendies d'usine, parfois parce qu'il n'y avait pas d'issue de secours, ou parce qu'ils étaient enfermés à l'intérieur.
«Comme des esclaves»
Sous la pression de leurs clients occidentaux, certaines entreprises traitent mieux leurs employés. Mais, dans la grande majorité des cas, le congé hebdomadaire n'existe toujours pas, le congé maternité non plus, et ceux qui tentent de se syndiquer sont systématiquement renvoyés. Les maltraitances verbales, voire physiques, sont courantes ­ problème qui, selon les ouvriers, est moins lié aux propriétaires qu'au staff intermédiaire. «Ils sont traités comme des esclaves, accuse Abu Hussein, de l'Alliance nationale pour la protection des ouvriers et de l'industrie du vêtement. Parce que c'est une industrie jeune, et que nous avons affaire à une première génération d'entrepreneurs qui n'a aucune conscience sociale. Et parce que les ouvriers sont eux aussi une première génération et n'ont aucune conscience de leurs droits.» Sans compter que 80 % des effectifs sont des femmes.
«Nous ne savions pas»
«Les clients ne s'intéressent qu'aux prix, accuse Nazma Akter, présidente du SGSF, l'un des nombreux syndicats du secteur. Et le gouvernement a toujours fermé les yeux, d'une part parce que les exportations de vêtements représentent la première source de devises étrangères, et d'autre part parce que beaucoup de nos politiques sont directement liés à ce secteur.» «Le textile relève du secteur privé, nous ne savions pas ce qui ce passait dans les usines avant les émeutes», tente d'argumenter le ministre du Commerce, Hafiz Uddin Ahmad, tout en concédant que les salaires actuels sont «bien trop bas».
Une commission tripartite doit ainsi rehausser d'ici à la fin du mois le salaire minimum. Les syndicats réclament qu'il soit fixé à 3 000 takas (33,60 euros) par mois, mais les patrons affirment déjà que c'est «impossible». «Si nous acceptons ne serait-ce que 2 000 takas (22,50 euros), la moitié des usines fermeront leurs portes», affirme ainsi Tipu Munshi, président de l'Association des fabricants et exportateurs de vêtements du Bangladesh, qui fédère quelque 3 000 entreprises du secteur. «Et les clients devront accepter qu'elle soit en partie répercutée sur les prix, sinon nous ne survivrons pas.» Selon lui, les salaires représentent en effet «50 à 60 %» du coût de production. Selon des estimations indépendantes, il se situerait en fait entre 5 et 10 %.
«Ils sont moins agressifs»
Habitués aux manipulations, les syndicats restent toutefois dans l'expectative avant de crier victoire au sujet de la mise en place des réformes, notamment celle touchant à l'autorisation de la présence syndicale dans les usines. Des accords similaires ont en effet déjà été signés par le passé sans être honorés. «La différence, cette fois-ci, est que la pression n'est pas venue des syndicats, mais des ouvriers eux-mêmes», souligne Nazma Akter.
La violence des émeutes semble en effet avoir sorti patrons et autorités de leur torpeur. A Dacca comme dans la zone industrielle de Sarvar, la plupart des ouvriers affirment que depuis, l'attitude du management a changé. «Ils sont moins agressifs, les heures supplémentaires sont payées normalement et nous avons maintenant droit à un jour de congé par semaine», témoigne ainsi Priya, couturière de 26 ans, qui n'en revient toujours pas d'être payée pour une journée non travaillée.


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