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a écrit :La Russie sacrifie ses retraités
Une réforme supprime les avantages sociaux qui compensaient en partie leurs pensions de misère. Des milliers de personnes, désespérées, descendent dans la rue.
Par Lorraine MILLOT
samedi 15 janvier 2005 (Liberation - 06:00)
Moscou de notre correspondante
Un sanglot, et elles s'enfuient. Lorsque l'on tente de demander à des retraités russes ce qu'ils pensent de la «réforme des avantages sociaux», entrée en vigueur au 1er janvier, plusieurs fois la scène se répète. «J'ai un cancer, le médicament coûte 6 000 roubles (162 euros) par mois, et il n'est plus sur la liste des médicaments gratuits», glisse une femme, qui quitte en pleurs le fonds de retraite de Khimki, une banlieue nord de Moscou. En vertu de la réforme entrée en vigueur début janvier, elle devrait toucher entre 200 et 550 roubles (5 à 15 euros) supplémentaires par mois, pour se payer médicaments et transports, jusqu'à présent gratuits. Ce qu'elle vient d'apprendre, c'est sa condamnation à une mort accélérée, faute d'argent pour être soignée. «Ecrivez-le, écrivez-le en France, implore Valentin, 75 ans, un autre retraité, rencontré au centre des assurances sociales de Khimki, dans une de ces longues queues qui forment encore le quotidien des retraités russes. On nous jette 200 roubles comme on jetterait un os à des chiens. A nous qui avons relevé la Russie après la guerre ! Et maintenant nous devons faire la queue pendant des heures, de guichet en guichet, pour des indemnités de misère, en attendant qu'on crève.»
Colère. Pour la première fois depuis que Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir, en 2000, une réforme sociale suscite un vrai mouvement de colère en Russie. Plusieurs milliers de retraités sont descendus dans les rues ces derniers jours dans la banlieue de Moscou et dans différentes régions du pays : à Ijevsk, Togliatti, Barnaoul, Perm, Almetievsk... «A mesure que les gens, qui vivotaient avec leurs toutes petites retraites, vont découvrir tout ce qu'ils doivent payer de plus pour les transports, les médicaments, les factures d'électricité, de gaz, d'eau... il devrait y avoir une nouvelle vague de contestation», observe Karine Clément, sociologue française et membre d'un Conseil de solidarité sociale formé cet été par des militants des droits de l'homme et des syndicalistes pour organiser la protestation. «Reste à savoir si on réussira à coordonner les actions.»
Passée en force en août au Parlement, où les députés en majorité acquis à Poutine n'avaient eu que quelques heures pour examiner plus de 700 pages de texte et 5 000 amendements, cette réforme remet en cause tout le système des avantages sociaux hérités de l'époque soviétique et du début des années 90, quand il avait fallu assurer un minimum de services en nature aux retraités qui ne touchaient presque plus d'argent. Au lieu de ces avantages en nature (gratuité des transports et des médicaments, réduction des charges locatives et des factures de téléphone...), les 33 millions de retraités ou invalides russes reçoivent depuis le 1er janvier, des compensations financières qui peuvent aller de 200 à 3 500 roubles (5 à 94 euros) par mois. Ce sera «plus juste et plus équitable socialement», a assuré Vladimir Poutine. Les retraités des campagnes, qui n'ont souvent ni transports, ni soins, ni téléphone à leur disposition, seront bien contents de profiter au moins d'une petite rallonge financière, argumente cyniquement le parti propoutinien Russie unie. La télévision d'Etat montre volontiers ces retraités, ravis de toucher 200 ou 1 000 roubles supplémentaires. La tragédie, qui n'est pas montrée à la télévision, est que ces compensations financières ne couvriront plus les traitements médicaux que pouvaient encore espérer des millions de retraités et de malades.
Polyclinique. A Khimki, juste derrière les nouveaux palais de la consommation les Auchan, Ikea et autres mégacentres commerciaux ouverts ces dernières années pour satisfaire les nouveaux riches de Moscou , le drame se joue tous les jours dans les couloirs délabrés de la polyclinique. Devant la porte «endocrinologie», une dizaine de patients se bousculent ce vendredi, angoissés. «Pas la peine d'attendre, ils ont dit qu'ils n'ont plus de médicaments», prévient une patiente. Nina, 71 ans, reste quand même : «Ce qu'on attend de nous, c'est que nous nous posions dans un coin pour mourir. Ils viennent d'ajouter 200 roubles (5 euros) à ma retraite de 1600 roubles (43 euros). Et, rien que pour mon diabète, le traitement coûte plus de 700 roubles par mois... Si c'est ça leur réforme, nous n'avons plus qu'à nous pendre.»
Sans force. Descendre dans la rue, crier leur colère contre Poutine et son gouvernement ? La plupart de ces retraités et de ces malades n'en ont guère la force ou l'envie. «Oui, il faut manifester. Poutine est un hypocrite. Il fait semblant de défendre le peuple et en fait il nous étrangle», s'anime Valentin, 75 ans, encore vaillant après deux infarctus, et prêt à aller braver le froid ce samedi dans les rues de Khimki. «Mais non, Poutine me plaît beaucoup comme Président, rétorque Lioudmila, 66 ans. Il prend les bonnes décisions, c'est son gouvernement et notre administration qui font ensuite des erreurs.» Beaucoup d'autres se préoccupent surtout de survivre, quelque temps encore : «De toute façon, notre opinion ne compte pas, depuis longtemps déjà, soupire Nina, 69 ans, rencontrée à la sortie de la polyclinique, où une fois encore on a refusé de la prendre en charge. Ce qui sera, sera.»