Pfizer et ses cobayes morts

Dans le monde...

Message par Gaby » 20 Juil 2007, 22:00

Souvenez-vous de The Constant Gardener, de John Le Carré.

Ici, une enquête détaillée du Monde présentant l'action de la grande entreprise pharmaceutique, testant sur des Nigérians un éventuel traitement pas encore commercialisé, il y a plus de 10 ans.

http://www.lemonde.fr/web/portfolio/0,12-0...1-937811,0.html

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-...701@45-1,0.html

a écrit :Enquête
Morts sous antibiotique
LE MONDE | 20.07.07 | 13h39  •  Mis à jour le 20.07.07 | 13h39

Nigeria contre laboratoire Pfizer : cette affaire-là se présente comme un précipité de tous les maux de l'Afrique - épidémie, pauvreté, corruption - et des angoisses de notre planète mondialisée - déséquilibre Nord-Sud, rapport de forces entre Etats et firmes multinationales. A première vue pourtant, les procès intentés par l'Etat de Kano (Nigeria), puis par l'Etat fédéral nigérian lui-même, contre Pfizer, numéro un mondial de l'industrie pharmaceutique, soulèvent une question tragiquement simple : le géant américain du médicament a-t-il, sous prétexte d'accélérer les essais du Trovan, un nouvel antibiotique financièrement prometteur, mis en danger la vie, voire provoqué la mort d'enfants nigérians en 1996 ?

Le dossier judiciaire fédéral, le premier du genre en Afrique, doit être examiné vendredi 20 juillet, à Abuja, la capitale du Nigeria, par la Cour suprême du pays. Les juges examineront la validité de la procédure et fixeront éventuellement un calendrier d'audiences. L'Etat nigérian réclame rien moins que 7 milliards de dollars (5,1 milliards d'euros) de dommages-intérêts dans ce procès civil doublé d'une action pénale pour "faux", "possession de substance illégale" et "exercice illégal de la médecine". Il reproche au laboratoire d'avoir mené une expérimentation irrégulière ayant conduit au décès d'enfants ou à de graves atteintes cérébrales. La plainte soutient que les familles n'ont pas donné leur consentement et que le médicament était "impropre à l'usage sur l'homme". Ce que Pfizer dément vigoureusement, assurant que l'essai a été conduit en plein accord avec les autorités, dans le respect des règles éthiques et de sécurité.

Tout commence en avril 1996 dans la torpeur fétide de l'Infectious Disease Hospital de Kano, capitale du nord du Nigeria. A une terrible épidémie de méningite, maladie rapidement mortelle, s'ajoutent les ravages du choléra et de la rougeole. Une quarantaine de volontaires de Médecins sans frontières (MSF) vaccinent et soignent à tour de bras.

Surchargé, l'hôpital de Kano, 650 lits en théorie, peine à faire face à l'afflux de malades. "Chaleur extrême, problèmes d'hygiène, d'eau, manque de lits et de bras", résume pudiquement Karin De Jonge, une infirmière néerlandaise à l'époque coordonnatrice pour MSF-Belgique à Kano, qui se rappelle avoir travaillé "sept jours sur sept, à 100 %, dans des conditions loin d'être idéales". L'équipe de Pfizer et son Trovan font irruption dans cette atmosphère bouillonnante. "Ils nous ont expliqué ce qu'ils faisaient, ils étaient corrects. Mais l'heure n'était pas à s'asseoir pour discuter d'un essai clinique", poursuit l'infirmière. La tension croît lorsque l'hôpital requiert une unité de soins et du personnel pour les besoins de l'expérimentation. "Nous étions au pic de l'épidémie et nous avions besoin de toutes les énergies, de tous les lits, témoigne l'ancienne volontaire. C'est important de faire des expérimentations, mais là, ce n'était vraiment pas le moment ! J'ai ressenti de la colère. Il y avait trop d'incohérence."

"On se marchait sur les pieds, confirme Evariste Lodi, un médecin belge chargé par MSF du suivi des malades à Kano, qui se souvient d'avoir vu arriver "l'équipe de Pfizer accompagnée d'un professeur nigérian mandaté par le gouvernement. Il utilisait des aiguilles ordinaires pour faire des ponctions lombaires à des enfants". D'autres éléments l'avaient "choqué" : "A cause de leur expérimentation, tous les malades n'avaient pas droit au même traitement (une centaine était traitée au Trovan, cent autres recevaient un antibiotique différent). Le médecin local était sans cesse derrière nous pour obtenir des statistiques, car il voulait absolument signer une publication. Pour lui, affirme le docteur Lodi, ce n'était pas la santé des malades qui comptait, mais l'essai pharmaceutique."

Le monde n'aurait sans doute jamais frémi du bilan de cette épidémie - 15 800 morts dans dix pays d'Afrique - et encore moins des affres des médecins de Kano, si l'affaire n'avait pas fait les gros titres du Washington Post le 17 décembre 2000. Sous le titre : "Les chasseurs de corps. La multiplication des essais de médicaments met en balance les profits et les vies". Ce jour-là, l'affaire Pfizer fait l'objet du premier de six très longs articles, fruits d'une année entière de minutieuses enquêtes. Retentissante, la série dénonce " un système d'essais cliniques en pleine expansion, peu réglementé et dominé par des intérêts privés". "Des patients déshérités, peu éduqués, sont parfois l'objet de tests sans comprendre qu'ils servent de cobayes, écrit le journaliste Joe Stephens. Des laboratoires pharmaceutiques américains rémunèrent des médecins pour effectuer des tests sur des milliers d'êtres humains dans le tiers-monde et en Europe de l'Est." Ceci pour accélérer la mise sur le marché de médicaments qui "seront principalement vendus aux malades des pays riches".

A Kano, en 1996, révèle le Washington Post, sur les 198 enfants souffrant de méningite concernés par l'essai du Trovan, "11 sont morts, tandis que d'autres souffrent de handicaps liés à la méningite comme la surdité ou la cécité". L'enquête n'établit nullement un lien général entre la prise de l'antibiotique testé et des décès. Mais elle met en exergue le cas de deux enfants. Agés de 7 et 10 ans, ils avaient continué d'être traités au Trovan alors que leur état déclinait. En pareil cas, un traitement alternatif est normalement tenté.

Dès cette époque, Pfizer, cité par le Washington Post, faisait état de résultats positifs et précisait que l'essai du Trovan avait été validé par un comité d'éthique nigérian. Pfizer rétorquait aux allégations du journal selon lesquelles la firme, pressée d'obtenir une autorisation de mise sur le marché de la forme orale du Trovan, y compris sur les enfants, avait affrété un DC9 spécial pour dépêcher une équipe à Kano. Le laboratoire affirmait que le choix d'un essai sur la méningite, maladie qui touche essentiellement les pays pauvres, démontre l'objectif philanthropique de l'opération. A nouveau aujourd'hui, à l'approche du procès nigérian, Pfizer affirme que le Trovan avait déjà été testé sur 5 000 personnes et que le nombre de morts parmi les enfants de Kano, auquel le nouveau médicament avait été administré - cinq sur une centaine -, est quasiment équivalent au nombre de décès dans l'échantillon comparatif - six sur une centaine. "L'étude sur Trovan a permis de sauver des vies", assure le laboratoire. La carrière postérieure du Trovan, dont Pfizer espérait 1 milliard de dollars de profit par an, allait pourtant confirmer les soupçons. L'autorisation de la Food and Drug Administration (FDA) américaine, finalement accordée en 1997, a été assortie d'une interdiction aux enfants. En Europe, le Trovan n'a jamais été autorisé. Aux Etats-Unis, son usage a été restreint en 1999 après qu'il a été associé à de sévères affections du foie et à des décès. Entre-temps, il était devenu l'un des antibiotiques les plus prescrits outre-Atlantique.

Dans le sillage de l'enquête du Washington Post, des familles de victimes nigérianes tentèrent un procès civil en 2001 aux Etats-Unis. Elles furent déboutées en 2005. Un document capital, demeuré introuvable, leur manquait. Daté de 2001 et rédigé par des experts nigérians, il fut publié, toujours dans le Washington Post en mai 2006. Son contenu, accablant, a ouvert la voie aux actuels procès. Le panel de médecins concluait que Pfizer n'avait obtenu ni autorisation du Nigeria, ni accord formel des familles. Il a établi que la forme orale du Trovan n'avait jamais été testée auparavant sur des enfants atteints de méningite.

Pourquoi ce document officiel nigérian est-il resté dans les tiroirs ? La réponse tient sans doute dans le niveau de corruption qui sévit au Nigeria. Le rapport révélait ainsi qu'un médecin nigérian avait rédigé une lettre antidatée certifiant que l'expérimentation du Trovan avait été approuvée par un comité d'éthique. Pfizer a reconnu que cette lettre était "incorrecte" et exprimé ses "regrets". La firme assure qu'au moment des faits, elle était convaincue d'avoir suivi la procédure adéquate.

Un autre événement, littéraire celui-là, allait donner un vaste écho à la problématique des essais de médicaments en Afrique. Publié en décembre 2000, porté à l'écran en 2005, La Constance du jardinier, de John Le Carré, dénonce avec violence l'exploitation du tiers-monde par l'industrie pharmaceutique. Le roman met en scène une firme multinationale capable de tuer pour protéger le secret d'essais thérapeutiques scandaleux.

L'émotion et la révolte suscitées par ce livre et ce film ont rendu l'opinion encore plus réceptive à l'affaire de Kano. Elles ne devraient cependant pas accréditer l'idée selon laquelle tout essai thérapeutique est à bannir dans les pays pauvres, estime Jean-Hervé Bradol. Le président de MSF voit dans "les revendications financières excessives du Nigeria", le danger de dissuader les laboratoires de poursuivre des essais dont l'Afrique a besoin. Sur les 1 556 nouveaux médicaments mis sur le marché entre 1975 et 2004, explique-t-il, seuls vingt concernent des maladies parasitaires ou infectieuses qui tuent chaque année 15 millions de personnes dans les pays pauvres.

A Kano, l'affaire du Trovan a généré de nombreuses rumeurs. Pendant des années, des pans entiers de la population ont refusé la vaccination antipolio, accusée de transmettre le sida ou de rendre stérile. Des prêcheurs musulmans, eux, ont vu dans l'expérience de Pfizer la preuve d'un complot ourdi par les Etats-Unis.
Gaby
 
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