a écrit :Tanya Reinhart aurait pu se contenter d’être une brillante linguiste et de parfaire sa carrière universitaire en Israël. Mais elle a fait le choix de dénoncer, de résister aux pressions. Dans sa tribune bi-mensuelle dans le quotidien israélien Yediot Ahoronot, comme dans ses livres, "Détruire la Palestine" et "L’héritage de Sharon", elle a brossé un tableau sans concession de la terrible situation créée par les dirigeants de son pays, avec une faculté d’anticipation rare.
"Détruire la Palestine" (Editions La Fabrique) est une description magistrale de l’ensemble des stratagèmes utilisés depuis toujours par les dirigeants israéliens pour ne pas s’engager dans un véritable processus de paix, et pour faire croire que la responsabilité en incombe aux Palestiniens. Tanya Reinhart décortique notamment les 7 ans que durèrent les "accords d’Oslo" et montre la distorsion entre ce qui fut présentée comme "l’offre généreuse" de Ehoud Barak, et la réalité. C’est à dire à la fois le resserrement de l’étau autour des Palestiniens dans le même temps (entre 1993 et 2000), et les "propositions" totalement inacceptables des Israéliens, car ne permettant aucune viabilité pour un Etat palestinien qui se serait retrouvé morcelé, sans continuité territoriale, et privé de Jérusalem Est.
Plus récemment, Tanya Reinhart fut la première à dénoncer la "poudre" aux yeux" que constituait l’annonce du "désengagement" de la Bande de Gaza par Sharon, auquel elle n’a jamais cru. "Derrière l’écran de fumée du ’retrait’ de Gaza se profile le transfert des Palestiniens", écrivait-elle, tandis que nos gouvernants saluaient le "grand homme de paix".
Tanya fut également l’une des rares opposantes israéliennes à soutenir le boycott des institutions de son pays, notamment universitaires. "Nous cesserons de redouter le boycott quand nous respecterons le droit international", répondait-elle non seulement à l’establishment israélien, mais aussi à cette "gauche" israélienne timorée, soi-disant pacifiste, qui accepte l’impunité dont jouissent l’Etat d’Israël et l’ensemble de ses institutions. Tanya Reinhart n’hésita pas à apporter son soutien à l’université Paris 6, lors du vote par son conseil d’administration, en 2003, de la suspension de ses relations privilégiées avec les universités israéliennes.
Lors de sa dernière conférence en France, le 7 décembre dernier à la librairie Résistances, elle dénonça violemment l’embargo imposé au peuple palestinien, expliquant que les pays européens, dont la France où nous nous trouvions, n’avaient pas le droit de couper ainsi les vivres aux Palestiniens. "Ce n’est pas un acte de générosité que l’Europe aurait la faculté de poursuivre ou pas, expliquait-elle. C’est un choix qui a été fait de se substituer aux obligations de l’occupant israélien auquel le droit international impose de veiller au bien-être des populations occupées. L’Europe a choisi de ne pas obliger Israël à respecter ses obligations, et a préféré verser de l’argent aux Palestiniens. En cessant de la faire, elle viole le droit international".
Fatiguée, Tanya s’était "excusée" de ne plus avoir la force de rester en Israël où, indiquait-elle, la répression physique contre les vrais opposants, était devenue de plus en plus brutale.
Elle avait donc décidé d’aller enseigner aux Etats-Unis et venait de s’installer à New York.
Noam Chomsky lui rend hommage
a écrit :Il est douloureux, et difficile, d’écrire au sujet de la perte d’une ancienne et très chère amie. Tanya Reinhart était exactement cela. Tanya était une scientifique brillante et créative. Je suis en mesure de formuler ma propre évaluation de son travail, de manière extrêmement concise, en rappelant que, voici des années, alors que je pensais au devenir de ma faculté après mon départ à la retraite, j’ai essayé de proposer à Tanya de me remplacer à mon poste, mais ces plans n’ont pas abouti, à mon grand regret, essentiellement pour des raisons administratives.
Je ne tenterai pas d’énumérer ses contributions remarquables à quasiment tous les principaux domaines des études linguistiques. Parmi ces contributions, je citerai des investigations originales et hautement probantes sur la structure et les modalités syntactiques, la dépendance référencielle, les principes de la sémantique lexicale et leur conséquences pour l’organisation syntactique, les approches unifiées de l’interprétation sémantique trans-linguistique de structures complexes qui apparaissent superficiellement varier largement, la théorie de l’accent et de l’intonation, des systèmes d’analyse grammaticale efficaces, l’interaction entre les calculs internes et pensée et systèmes sensoriels et moteurs, le design optimal en tant que principe premier du langage, et bien d’autres domaines encore. Son travail académique s’étendait bien au-delà de la linguistique pure, touchant à la théorie littéraire, aux mass médias et à la propagande, ainsi qu’à d’autres éléments fondamentaux de la culture intellectuelle.
Mais le travail professionnel remarquable de Tanya n’était qu’un des aspects de sa vie, et de notre longue et franche amitié. Elle était un des défenseurs les plus courageux et honorables des droits de l’homme dont j’aie jamais eu le privilège de les rencontrer. Comme toute personne honnête devrait le faire, elle focalisait son attention et son énergie sur les actes de son propre pays et de sa propre société, dont elle partageait la responsabilité – y compris celle, qu’elle n’a jamais esquivée, de dénoncer des crimes d’Etat et de défendre les victimes de la répression, de la violence, et de la conquête.
Ses nombreux articles et ouvrages ont contribué à écarter le voile qui cachait des agissements criminels outrageants, en projetant une lumière crue sur une réalité qui était cachée, et tout cela fut d’une valeur immense pour tous ceux qui cherchaient à comprendre et à réagir d’une manière qui fût décente. Son militantisme ne se limitait pas aux mots, aussi importants ces mots ont-ils été. Elle était sur le front d’une résistance directe à des agissements intolérables, elle était tout autant participante qu’organisatrice – un comportement qu’on ne saurait trop estimer. On conservera d’elle le souvenir non seulement d’un défenseur résolu et honorable des droits des Palestiniens, mais aussi d’une de ceux qui se seront battus afin de sauver l’intégrité morale de sa propre société israélienne, ainsi que l’espoir de ce pays de pouvoir survivre sans offenser la décence.
La disparition de Tanya est une perte terrible, non seulement pour sa famille et ceux qui ont eu la chance de la connaître personnellement, ainsi que ceux qu’elle a défendus et protégés avec un tel dévouement et un tel courage, mais pour toutes les personnes soucieuses de liberté, de justice, et d’une paix honorable.