Voici un texte intéressant sur la situation en Bosnie, dont on ne parle plus guère.
La guerre civile y a sévi de 1992 à 1995.
Le Courrier des Balkans est un site d'info sur les Balkans ; ils font de la traduction d'articles sur la région.
Je fais parfois des traductions pour eux.
http://balkans.courriers.info/article6979.html
En un mot, douze ans après, rien n'est réglé...
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Bosnie : « la phase finale du nettoyage ethnique »
TRADUIT PAR STEPHANE SURPRENANT
Publié dans la presse : 31 août 2006
Mise en ligne : mercredi 6 septembre 2006
Sur la Toile
Derrière des statistiques édifiantes dénombrant un million de réfugiés rentrés chez eux se cache une autre histoire : les rapatriés quittent discrètement leurs maisons restituées et les revendent à des membres de la communauté localement majoritaire. De la sorte, c’est le nettoyage ethnique de toute la Bosnie-Herzégovine qui est en train de se parfaire. Un sombre voyage depuis la Bosnie centrale jusqu’à Sarajevo, en passant par la Republika Srpska.
Par Nidzara Ahmetasevic
Il y a maintenant cinq ans que Ilijas Sabic, un Bosniaque de Gornji Vakuf / Uskoplje, a échangé son domicile contre celui d’un Croate dans une petite ville du centre de la Bosnie-Herzégovine.
Ilijas n’est pas satisfait de l’échange, mais il pense que c’était la seule manière pour lui de continuer à vivre dans la petite ville, où les profondes divisions ethniques sont symbolisées par l’usage de deux noms différents, Gornji Vakuf pour les Bosniaques et Uskoplje pour les Croates.
Le nouvel appartement d’Ilijas Sabic n’est situé qu’à 700 mètres de son ancienne résidence. Il faut à peine cinq minutes pour s’y rendre en voiture. Cependant, confie Sabic, c’est « très loin », dans un certain sens. « C’est ça la démocratie - à notre manière. Chacun a choisi de vivre d’un côté ou de l’autre de la ligne de partage. »
À son ancienne adresse, c’est la fille de 21 ans du nouveau résident croate qui ouvre la porte d’entrée. Elle affirme qu’elle a été contente lorsque son père a décidé de déménager. « C’est une vie plus normale pour moi », a-t-elle ajouté. « Au moins je n’ai plus à me demander qui je vais croiser sur mon chemin quand je reviens à la maison. »
Pourtant, Ilijas Sabic et son vis-à-vis croate sont tous deux inscrits comme réfugiés de retour à Gornji Vakuf / Uskoplje, mais l’échange qu’ils ont fait signifie qu’aucun des deux ne vit plus en ce moment dans sa maison d’avant-guerre.
Des experts de la question des réfugiés et des rapatriés soutiennent que ce phénomène est commun dans un pays où les luttes interethniques féroces livrées entre 1992 et 1995 ont laissé en héritage des relations empoisonnées entre les communautés.
Les chiffres officiels estiment que la guerre a fait 2,2 millions de réfugiés et de personnes déplacées, soit près de la moitié de la population.
Les Accords de Paix de Dayton (Ohio) de 1995 ont divisé la Bosnie-Herzégovine en deux entités, la Republika Srpska (RS) et la Fédération Bosno-Croate.
Depuis lors, des réfugiés se sont prévalus des lois leur permettant de reprendre possession de leur propriété dans les villes de tout le pays. Mais beaucoup ont ensuite vendu ou échangé ces propriétés pour continuer à vivre parmi les membres de leur propre groupe ethnique.
Un million de retours, mais combien d’échanges ?
Des agences locales et internationales disent que les gens comme Ilijas Sabic constituent un pourcentage élevé du million de réfugiés et de personnes déplacées qui ont officiellement réintégrés leur maison d’avant-guerre depuis 1995.
Les experts croient que le nombre « réel » de rapatriés pourrait même être encore plus élevé en tenant compte de ceux qui ont repris possession de leur propriété dans le seul but de la revendre et de retourner vivre là où ils étaient réfugiés.
Ce processus a sapé le principe même des Accords de Dayton, qui faisait du retour des réfugiés et des personnes déplacées une priorité. L’Annexe 7 des Accords stipule que les réfugiés sont en droit de recouvrer la possession de tous leurs biens et propriétés usurpés durant les hostilités.
« Tous les réfugiés et les personnes déplacées ont le droit de revenir librement à leur foyer d’origine. Ils ont le droit de se voir restituer les propriétés dont ils ont été privés pendant le conflit depuis 1991 et de recevoir une compensation pour toute propriété qui ne peut pas leur être restituée », peut-on lire dans le texte des Accords.
Il est également précisé plus loin qu’aucune partie ayant participé au conflit « ne peut interférer dans le choix de la destination des rapatriés, ni les contraindre à demeurer ou à se placer dans des situations dangereuses ou non-sécuritaires, ou encore d’habiter dans des zones manquant des infrastructures nécessaires à une vie normale ».
La Constitution de la Bosnie-Herzégovine, qui est elle-même une annexe des Accords de Dayton, garantit elle aussi « le droit de tous les réfugiés et des personnes déplacées à revenir librement à leur lieu de résidence initial ». Mais les observateurs pensent que ces attentes soulevées par les Accords se sont révélées irréalistes.
« Ce qui est écrit dans les Accords de Paix de Dayton représente une vision idéaliste de ce que le retour aurait dû être », admet un fonctionnaire international qui a travaillé quelques années au programme de rapatriement.
« Ça a encouragé les gens à revenir chez eux. Mais espérer que des personnes qui ont mené la guerre et qui sont restés au pouvoir durant les années qui l’ont suivi allaient mettre en œuvre ces directives relevait de la naïveté ».
Ce fonctionnaire évoque le fait que le pouvoir, après le conflit, soit demeuré entre les mains des mêmes partis nationalistes qui l’ont déclenché : le Parti démocrate serbe (SDS), l’Union démocratique croate (HDZ) et le Parti de l’Action démocratique (SDA).
Mirhunisa Zukic, présidente de l’Association de l’Alliance des Réfugiés en Bosnie-Herzégovine, abonde dans le même sens en constatant que l’influence de ces partis continue de freiner les retours.
« Leur influence sur la vie politique est encore décisive », a-t-elle déclaré au Balkan Insight, « au point que certaines parties des Accords de Dayton relatives aux droits humains élémentaires et au droit au logement ainsi qu’à une vie normale ne sont pas respectées ».
Un rapport publié en 2005 par le Comité Helsinki pour les Droits de la personne défend un point de vue similaire. Le rapport affirme que les relations interethniques sont toujours minées par la détermination des partis nationalistes à préserver leurs bases ethniques.
« En nourrissant la peur de l’autre et en insistant sur des menaces hypothétiques ou sur le péril qu’impliquent les deux autres communautés, ces partis nationalistes sont parvenus à s’accrocher au pouvoir », peut-on lire dans le rapport.
« La phase finale du nettoyage ethnique »
Et le temps qui passe fait que l’intérêt des gens à retourner vivre dans leur ancien domiciles décline. Le Comité Helsinki soutient que cela signifie rien de moins que « le nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine entre dans sa phase finale ».
Pareilles déclarations ne sont pas appréciées par les agences internationales et les autorités de Bosnie-Herzégovine, qui ont tout intérêt, on le devine, à présenter un tableau plus rose de la situation.
Ces agences préfèrent parler des statistiques fournies par le Haut Commissariat au Réfugiés de l’ONU (HCR), qui disent que plus de la moitié des deux millions de réfugiés et de personnes déplacées avaient regagné leur domicile en septembre 2005 et que les propriétaires légitimes avaient recouvré presque 99 % des leurs biens usurpés.
Satisfait par ces progrès apparents, Paddy Ashdown, le Haut Commissaire de la communauté internationale, a fermé le Département pour le Retour et la Reconstruction du Bureau du Haut Commissariat en 2003, transférant ses prérogatives au niveau local. ?Des experts bosniaques ont critiqué cette décision, arguant que les chiffres sur lesquels elle se fondait étaient biaisés. « Les gens reviennent bien à leur propriété mais n’y vivent pas », a expliqué Mirhuniza Zukic.
« Les statistiques catégorisent ces gens comme rapatriées et c’est pourquoi officiellement presque la moitié des personnes déplacées et des réfugiés sont revenus à la maison ».
« En réalité, environ un tiers tout au plus de ceux-ci sont effectivement rentrés. » Zukic indique en outre que les deux-tiers restants de « rapatriés » incluent beaucoup de « weekends » ou de « retours saisonniers » ayant bien repris possession de leur domicile sans être des résidents permanents.
Le plus grand problème concerne le retour des « minorités ». Ce terme désigne les rapatriés ayant regagné leur municipalité d’origine où d’autres groupes ethnique constituent aujourd’hui la majorité.
Le Haut Commissariat considère qu’en 2005, 450 000 rapatriements de personnes appartenant à des groupes minoritaires avaient eu lieu. Mais les chiffres présentés par l’Alliance des Réfugiés et les médiateurs des bureaux des deux entités montrent une situation plutôt différente.
Le rapport sur les droits humains de 2005 du Bureau du Médiateur de RS indiquait que ces rapatriés avaient souvent vendu ou loué leur propriété récupérée.
D’autre part, le rapport de cette année du Médiateur de la Fédération décrit une situation comparable, déplorant aussi l’absence de statistiques sur les échanges ou les ventes des propriétés recouvrées.
Gornji Vakuf / Uskoplje, une ville divisée
À Gornji Vakuf / Uskoplje, les preuves sont nombreuses que la plupart des rapatriés se sont prévalus des dispositions de Dayton pour échanger ou vendre leur maison.
Les combats avaient atteint la ville en 1993, lorsqu’elle fut partagée entre la milice bosno-croate, le Conseil de la Défense croate (HVO) et l’Armée de Bosnie-Herzégovine (ABiH). Jusqu’à l’an dernier la municipalité avait un statut spécial dû à l’existence de structures parallèles à tous les paliers de gouvernements.
En 2001, le Haut Commissaire avait nommé un envoyé spécial pour réunifier la ville et la renommer officiellement Gornji Vakuf - Uskoplje afin de satisfaire les deux communautés. Mais la réunification officielle de 2005 a eu peu d’impact sur les divisions qui restent visibles quasiment dans tous les aspects de la vie.
Aujourd’hui encore la population - qui s’élève à 20 000 personnes, soit à peu près 5 000 de moins qu’avant la guerre - est clairement divisée. Les habitants, non sans ironie, appellent la zone bosniaque la « Section B » et la zone croate la « Section C ».
Le HDZ et le SDA partagent le pouvoir à l’échelon local. Deux partis à caractère non-ethnique, le Parti pour la Bosnie-Herzégovine (SBiH) et le Parti social-démocrate (SDP), ne disposent que d’une poignée de députés au Conseil municipal.
Fatima Mehanovic, une députée du SDP, affirme que son parti est peu influent et est toujours submergé par la coalition nationaliste. Et rien ne laisse présager que les choses vont s’améliorer, dit-elle. « La division à l’intérieur de la municipalité fait l’affaire des partis au pouvoir », explique-t-elle.
Si aucune frontière visible ne sépare les « sections » B et C, tout le monde sait où elle est. Les habitants la montrent même du doigt au milieu d’une rue dont un côté appartient aux Bosniaques et l’autre aux Croates.
Les chiffres officiels disent qu’environ 80 % des propriétés usurpées pendant la guerre de 1992-95 ont été restituées à leurs propriétaires légitimes. Mais la majorité a suivi l’exemple de Ilijas Sabic et a échangé son domicile contre un autre dans la « section » opposée de la ville. Ou alors a carrément vendu cette propriété.
Des experts considèrent le phénomène difficile à évaluer, parce qu’il n’y a pas de données précises sur les échanges entre citoyens de nationalités différentes.
Mais en étudiant le phénomène, le Bureau du Médiateur de la Fédération a recueilli des données partielles auprès des bureaux de taxes municiaux.
Les chercheurs ont découvert qu’à Zenica, une ville industrielle du centre la Bosnie-Herzégovine, 4386 appartements et 547 maisons familiales privées ayant été récupérés par les propriétaires d’avant-guerre avaient été vendues au cours des quatre dernières années. De plus, 863 contrats d’échange avaient été signés.
Dans le canton de Tuzla, dans le dord-est du pays, ils ont trouvé qu’environ 40 % des rapatriés avaient réintégré leur domicile d’avant-guerre. Dans la ville de Tuzla elle-même, ils ont constaté que plus de 80 % des rapatriés ne vivaient plus dans les maisons qu’on leur avait restituées.
Homogénéïsation
À Sarajevo, un processus silencieux de nettoyage ethnique volontaire se déroule depuis quelques années. Les données disponibles pour le canton de Sarajevo suggère qu’à l’heure actuelle environ 80 % de la population est bosniaque, 11 % serbe et 6 % croate.
C’est un changement radical comparativement à 1991, quand le dernier recensement montrait que seulement 49 % de la population de la capitale était bosniaque, contre 29 % serbe et 7 % croate. Environ 19 % de la ville s’était déclarée yougoslave.
En RS, on estime actuellement à 90 % la proportion de Serbes. Avant les hostilités, les évaluations donnaient une majorité aux Bosniaques.
Cependant, le Médiateur de la Fédération veut croire que le processus de restitution des propriétés aux propriétaires antérieurs à la guerre est presque terminé. Il y a donc peu d’espoir d’inverser le processus par lequel la Bosnie-Herzégovine a été divisée en trois territoire ethniquement homogènes.
Marinko Krajina, maire de Gornji Vakuf - Uskoplje, pense que cette frontière invisible qui traverse sa ville risque peu aujourd’hui de disparaître. « Je dirais que les relocalisations et les migrations ont pris fin », a-t-il constaté. « Ce n’est pas une vie normale. Mais nous devons garder à l’esprit que nous avons subi une guerre ici et que la situation est maintenant bien meilleure qu’auparavant ».
Les obstacles au retour ne relèvent pas toujours de l’hostilité physique de la part du groupe ethnique opposé. Les opportunités économiques - ou le manque d’opportunités - sont également cruciales.
L’incapacité d’exercer leur droit de travailler et la discrimination sur une base ethnique sur le marché de l’emploi figurent au haut de la liste des problèmes auxquels les rapatriés doivent faire face.
La Constitution de la Bosnie-Herzégovine exige une représentation ethnique proportionnelle aux chiffres du recensement de 1991 dans les institutions publiques et l’appareil de l’État, mais cette disposition demeure lettre morte.
Les perspectives d’emploi dans le secteur public affectent directement les rapatriés qui sont très majoritairement pauvres et manquent de moyens pour démarrer des entreprises privées. Le ministère des Droits humains et des Réfugiés constate que 80 % des rapatriés n’ont pas d’emploi permanent et dépendent donc d’éventuels emplois au sein des institutions.
Environ 5000 personnes possédaient des emplois à Gornji Vakuf - Uskoplje avant le conflit. Ajourd’hui, ce nombre a chuté à 2000. « Malheureusement, beaucoup de jeunes quittent la municipalité en raison de cette situation économique et sociale très difficile », déplore la maire. « Environ 3000 personnes sont inscrites comme sans travail au Bureau local d’emploi.
Économies séparées
L’économie est largement ségrégationniste. Une seule entreprise de Gornji Vakuf - Uskoplje emploie à la fois des Bosniaques et des Croates.
Des experts internationaux soutiennent désormais qu’il faut davantage que la simple restitution des propriétés pour encourager le retour réel des gens.
« En ce qui concerne les lois encadrant la restitution des actifs aux propriétaires d’avant-guerre, tout a été fait correctement et c’est un succès », explique un fonctionnaire international qui a travaillé sur la question.
« Mais d’autres lois n’ont jamais vu le jour dans cette législation. Le pire, c’est la politique de l’emploi : il n’existe pas de loi pour obliger les employeurs à embaucher ou réembaucher des rapatriés issus des groupes minoritaires de la région ».
La discrimination ethnique sur le marché du travail a fait l’objet d’un rapport d’Amnesty International publié en janvier et intitulé « Bosnie-Herzégovine : Derrière les portes closes : La discrimation ethnique sur le marché du travail ».
Les organismes internationaux de promotion des droits de la personne ont prévenu que ce type de discrimination constituait l’un des plus sérieux obstacles à un retour à long terme des réfugiés et des personnes déplacées.
Le rapport désigne des endroits où la « persécution sur une base ethnique était particulièrement systématique et cruelle », comme la région de Prijedor/Banja Luka, des localités de l’est de la RS et des zones sous contrôle bosno-croate.
Mirhunisa Zukic cite le cas de la municipalité de Prijedor en RS, qui a reçu 30 000 rapatriés, soit le plus grand nombre de retours pour une seule municipalité dans tout le pays. L’Alliance des Réfugiés a déclaré que 12 000 d’entre eux étaient toujours sans emploi.
Un autre exemple est Bosanski Novi en RS, où 6000 personnes sont revenues - des Bosniaques pour la plupart - mais où seulement trois Bosniaques travaillent dans la fonction publique.
À Srebrenica, dans l’est de la RS, s’il y a davantage de Bosniaques qui travaillent au sein des institutions, ils ne représentent que 10 % des effectifs policiers. Or, selon le dernier recensement, 72,9 % de la population était bosniaque, ce qui devrait se refléter dans la main-d’œuvre au service des autorités locales.
À Doboj, dans le nord de la Bosnie et toujours en RS, la totalité des enseignants sont serbes bien que 40 % de la population soit Bosniaque, 39 % serbe et 13 % croate.
Un seul Bosniaque gagne sa vie comme professeur dans la municipalité de Foca, dans le sud-est de la Bosnie. Avant la guerre, la ville était peuplée à 51,58 % de Bosniaques et à 45, 27 % de Serbes.
Aujourd’hui, sur 180 fonctionnaires à Zvornik, dans l’est du pays, trois seulement sont Bosniaques. D’après le recensemenent de 1991, 59,43 % de la population était bosniaque et 38 % était serbe.
Si le problème est particulièrement grave en RS, il n’est pas limité aux zones sous contrôle serbe. Dans le bastion bosno-croate de Capljina, un seul Bosniaque travaille dans une institution locale. De même, dans le Sarajevo dominé par les Bosniaques, 185 des 211 fonctionnaires de la municipalité de Novi Grad sont bosniaques.
Le système d’éducation a aussi été divisé entre les trois groupes ethniques, encourageant la ségrégation à un âge précoce. Par exemple, Gornji Vakuf - Uskoplje a deux écoles primaires séparées, une pour les Bosniaques et l’autre pour les Croates, tandis que les deux lycées bosniaques et croates se trouvent sous le même toit.
Au niveau secondaire, les enfants passent néanmoins par des portes différentes. « Les récréations et les pauses entre les cours ne sont pas au même moment, ils ne peuvent pas se rencontrer. Il n’y a aucune manière de se faire des amis de l’autre côté », a fait remarquer Dzevad Dedic, un employé de la clinique. Il explique que le système de santé de Gornji Vakuf - Uskoplje est également divisé, avec deux cliniques, l’une pour les Bosniques et l’autre pour les Croates.
Le rapport d’Amnesty International a évoqué les difficultés des groupes minoritaires à avoir accès aux soins de santé, à l’aide sociale et aux pensions de retraites. Les fonctionnaires du Ministère des Droits humains et des Réfugiés font état de violations des règles internationales et locales en ce qui concerne les soins de santé et des allocations diverses. Quelques-uns n’ont même pas l’électricité.
À certains endroits, la sécurité physique constitue un problème important. Fadil Banjanovic, un notable de Kozluk près de Zvornik, a récemment déclaré que la peur et la sécurité représentaient des problèmes sérieux pour les rapatriés.
« Les gens ont peur parce que les criminels de guerre marchent encore librement ici », a-t-il raconté. « Aucun procès pour crime de guerre n’est en cours dans cette partie de la Bosnie ».
Nouveau recensement en 2011 ?
Toutes ces raisons rendent le retour difficile et peu attirant. Savoir combien exactement de personnes sont revenues est impossible sans un nouveau recensement. Le Bureau fédéral de la Statistique en prévoit un en 2011.
Mais même là des désaccords surgissent. Alors que certains croient qu’un nouveau recensement est nécessaire, d’autres préviennent qu’il pourrait entériner le nettoyage ethnique.
Senad Slatina, chef du Centre pour les Stratégies d’Intégration européenne basé à Sarajevo, soutient que « cette question est d’ordre politique et non pas économique. C’est parce que beaucoup de règlements constitutionnels prescrivent une représentation dans les institutions publiques proportionnelle aux statistiques du recensement de 1991 », précise-t-il.
Senad Slatina est d’accord pour dire que le retour des réfugiés et des personnes déplacées est relié de manière cruciale à la question de l’emploi et que les plus gros employeurs sont aussi des institutions publiques.
« Les arrangements constitutionnels - quoique formels et peu efficaces - obligent les institutions gouvernementales à embaucher des rapatriés dans le but de restaurer la mixité ethnique même dans les endroits où les crimes à caractère ethnique ont été systématiques », a-t-il ajouté.
Dix ans après, il est difficile de dire qui est responsable du fait que le retour durable soit si difficile. Le Comité Helsinki affirme qu’autant les autorités locales que la communauté internationale sont à blâmer.
« L’intention de la communauté internationale de présenter le processus de retour comme une chose proche d’une conclusion heureuse, ou peut-être même d’un processus déjà terminé, relève du domaine des apparences », dit le rapport du Comité Helsinki sur les droits de la personne en Bosnie-Herzégovine. « Les Accords de Paix de Dayton l’envisageaient aussi, mais la mise en œuvre a été déficiente », déplore Mirhunisa Zukic.
« Mais nous sommes optimistes et il n’est pas trop tard. Les gens espèrent toujours. Ceux qui sont à la campagne vont rester chez eux. Le problème, ce sont les villes. Il faut une relance économique ».
Des jeunes de Gornji Vakuf / Uskoplje refusent eux aussi de jeter l’éponge. Le Centre de la Jeunesse, une ONG, travaille depuis quelque temps à réunir des jeunes des deux camps. Malgré que cela semble assez simple et inoffensif, ils constatent que c’est un travail difficile.
Un projet consiste à mettre sur pied des colonies de vacances pour des groupes d’enfants mixtes. « Quand on les sort de leur environnement, les enfants sont contents », dit Adnan Gavranovic, l’un des animateurs. « Ils jouent ensemble, ils se rapprochent vraiment, mais dès qu’ils reviennent à la maison ils ont tendance à se séparer et à prendre des chemins différents ».
Adnan et Sead Masetic, tous deux dans la jeune vingtaine, disent avoir grandi ensemble au Centre de la Jeunesse, ce qui leur a permis de développer une approche plus saine de la vie. Mais ils déplorent que les gens plus vieux dans la ville passent leurs préjugés à leurs enfants.
D’ailleurs, ni Adnan ni Sead ne vivent à Gornji Vakuf / Uskoplje. Adnan vit et étudie en Autriche alors que Sead étudie à Zenica. Les deux passent leurs vacances dans leur ville d’origine.
« Chaque fois que je viens ici, je me sens triste », a confié Sead. « Vous pensez que les choses changent, mais c’est péniblement lent. Je ne me rappelle plus la dernière fois que quelqu’un m’a demandé si j’avais envie de vivre ici ».